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Les 26 et 27 octobre 2015, la CTBTO (Comprehensive Nuclear-Test-Ban Treaty Organization, OTICE en français, Organisation du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires) a observé un pic de Xénon 133 – gaz radioactif – à la station de Takasaki (préfecture de Gunma). A cette date, les vents poussaient doucement les masses d’air provenant du sud, c’est-à-dire de la région de Tokyo. Comment cela est-ce possible alors que tous les réacteurs de l’île d’Honshū sont à l’arrêt ?
Il faut observer les vents de la veille pour comprendre. Le 25 octobre, des vents de 30 à 40 km/h ont soufflé sur la région de Fukushima du nord au sud en poussant des masses d’air au large de la péninsule de Bōsō, au sud-est de Tokyo ; puis les vents ont tourné vers l’ouest et ont rabattu les nuages dans la direction de la capitale nippone et enfin vers le nord et la préfecture de Gunma. Il semble donc que ces pics de pollution au Xénon 133 soit imputables à la centrale de Fukushima Daiichi.
Depuis 1996, date à laquelle le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires a été lancé, 282 stations de surveillance de la radioactivité et des évènements sismiques ont été certifiés, dont près d’une trentaine qui analysent la présence de Xénon 133. Ce gaz radioactif étant plus lourd que l’air, il a tendance à rester dans les niveaux atmosphériques de surface. Et comme c’est un gaz rare qu’on ne trouve pas à l’état naturel, il a été choisi, entre autres, afin de tracer les éventuels essais nucléaires atmosphériques. Ce gaz est en effet un produit de fission, signant une réaction en chaîne récente puisque sa période radioactive n’est que de 5,2 jours.
Trop de Xénon 133 à Takasaki
Comme il n’y a pas eu d’essai nucléaire atmosphérique en 2015, la présence de ce gaz dans des proportions anormales (dans le graphique « abnormal threshold ») résulte donc d’une réaction en chaîne « non ordinaire ». Pourquoi la CTBTO a-t-elle diffusé ce graphique de Takasaki pour les années 2014 et 2015 dans un rapport concernant la Corée du Nord ? Pour montrer que l’essai atomique effectué début janvier 2016 n’a pas été détecté au Japon. Ça aurait été plus logique qu’ils diffusent un graphique d’une station qui l’aurait détecté, mais bon… En voulant rester discret sur les taux de Xénon détectés pour l’essai nord-coréen, ils ont dévoilé ce qui se passait au Japon. Ce qu’ils ont regretté quelques jours plus tard : le rapport où était publié ce graphique était disponible en ligne début janvier 2016 sur le site de la CTBTO.
On pouvait le télécharger avec ce lien :
https://www.ctbto.org/fileadmin/user_upload/public_information/2016/Briefing_PrepCom_7_Jan_2016.pdf. Or ce rapport a disparu depuis et l’image avec. Mais comme je l’ai téléchargé à temps, vous pourrez tout de même en prendre connaissance en cliquant ici. Serait-il possible qu’une personne très attentionnée, ayant appris que cette image révélait des choses fâcheuses, ait décidé de supprimer l’accès au rapport pour ne pas créer d’ennui au Japon qui prévoit d’organiser les Jeux Olympiques à Tokyo en 2020 ? Ou bien est-ce que c’est parce que ce graphique ne colle pas avec leur modélisation de l’évènement publiée ensuite ?
Au sujet de ce graphique censuré, il faut savoir que les scientifiques qui analysent ce genre de relevé admettent que le « bruit de fond » de Xénon 133 (les pastilles jaunes et vertes sur le graphique) est « normal ». En fait, il ne l’est pas du tout car ce gaz rare n’existe quasiment pas à l’état naturel. Ils le considèrent comme « normal » car ils considèrent « normale » l’utilisation de l’énergie nucléaire qui produit ce gaz. Une carte tirée d’un article du CEA de 2012 montre que les pays qui utilisent l’énergie nucléaire, et les pays limitrophes, baignent dans le Xénon 133 à des taux certes faibles mais continus.
Revenons au graphique diffusé malgré tout. A Takasaki, les pics de Xénon 133 précédents celui de fin octobre ont eu lieu au mois de juillet 2015 où des vents du nord-est ont poussé la pollution jusque Takasaki. Il se trouve qu’une réaction en chaîne, appelée aussi accident de criticité quand celle-ci n’est pas gérée dans un réacteur en bon état de marche, produit un autre élément de fission, l’Iode 131, connu pour sa forte toxicité car il se fixe dans la glande thyroïde. Or, cet élément, qui a une période de 8 jours, est retrouvé régulièrement dans des boues de station d’épuration. On peut donc en déduire la même chose qu’avec le Xénon 133 : il y a eu une réaction en chaîne de produits fissiles il y a peu de temps.
Iode 131 et Xénon 133
Si l’on observe les relevés d’Iode 131 effectués en 2015 pour les boues de la station d’épuration de Koriyama (préfecture de Fukushima), on constate une nette corrélation avec les pics de Xénon 133 de Takasaki : exceptés les mois de janvier et d’août 2015, les 9 autres mois documentés ont des correspondances, avec en particulier l’absence de détection de produits de fission en mars et en septembre-octobre pour les deux sites. Ce parallélisme de pollution ou de non pollution par des produits de fission paraît signer les mêmes évènements de criticité, très probablement à l’ex-centrale nucléaire de Fukushima Daiichi puisque mis à part le réacteur de Sendai situé à 1000 km de là, le Japon n’a plus de réacteur en marche.
Durant la majeure partie de l’année 2015, il est donc observé une corrélation entre le Xénon 133 mesuré à Takasaki et l’Iode 131 mesurée à Koriyama. Les périodes où il n’y a pas de correspondance coïncident la plupart du temps à une détection d’Iode 131, ce qui peut s’expliquer par la plus grande proximité de Koriyama de Fukushima Daiichi (70 km, contre 220 pour Takasaki) et par la période radioactive plus longue de l’Iode 131 par rapport au Xénon 133 (respectivement 8 contre 5,2 jours). Les mesures effectuées rapportent des taux très faibles de ces éléments radioactifs, mais suffisants – puisque la CTCTO le remarque – pour signaler un problème (on mesure là des millibecquerels/m3 !).
Dans l’usine qui ne produit plus d’électricité depuis 5 ans, se nichent 3 coriums qui, semble-t-il, n’arrêtent pas de se réveiller. Ces trois magmas composés principalement de matière fissile, l’Uranium 235, aidés par l’eau de refroidissement qui joue aussi le rôle de modérateur, peuvent s’activer comme bon leur semble au hasard de la géométrie souterraine qu’ils ont forgée en 2011 en fondant et en s’enfonçant dans le sol de la centrale. Ils semblent avoir des phases de criticité qui se font et se défont par apparition intermittente des facteurs favorables à une réaction en chaîne. Tout ceci se passe à l’abri du regard des hommes. Il y a beau y avoir 7000 travailleurs sur le site de Fukushima Daiichi, aucun ne maîtrise le phénomène. En revanche, tous peuvent le subir, car c’est sur le site même que les concentrations radioactives sont les plus fortes avant de se répandre dans l’atmosphère. Ces émanations gazeuses invisibles peuvent apparaître n’importe quand, sans prévenir, en tout lieu proche des trois ex-réacteurs qui ont perdu leurs cœurs.
Parallèlement à ce Xénon, les mesures réalisées dans une station d’épuration de la préfecture de Gunma montrent aussi la présence d’Iode 131 dans les boues. Cela a été constaté par exemple pour des échantillons pris du 27 au 29 juillet 2015. De l'Iode 131 avait également été relevé dans 2 échantillons de mai et de juin 2015. Il ne s’agit pas de coïncidences mais de pollutions atmosphériques constatées dans divers endroits à des périodes identiques aux dépassements de Xénon à Takasaki.
Pour les incrédules, il suffit de regarder le pic de Xénon 133 que l’on voit avec des pastilles bleues dans le graphique de la CTBO. On ne sait pas pourquoi les triangles rouges ne sont pas utilisés mais peu importe, ces valeurs dépassent la ligne de « normalité ». Ce pic a eu lieu entre le 12 octobre et le 12 novembre 2014. Or, à cette même période, selon un document mis en ligne par la préfecture de Fukushima, la radioactivité de l’Iode 131 est montée en flèche dans une station d’épuration de Fukushima.
De l’Iode 131 également à Tokyo
Les vents tournent et emmènent le panache radioactif de Fukushima dans une grande partie du Japon. On en retrouve aussi à Tokyo dans deux stations d’épuration où des échantillons ont été collectés entre le 2 et le 15 décembre 2015.
Mais il n’y a pas que les gaz qui se déplacent avec le vent. En décembre 2015, on a retrouvé à Iwaki 5600 Bq/kg puis 7993 Bq/kg de Cs 134/137 – encore des produits de fission – dans la poussière d’un aspirateur. La poussière transporte aussi la radioactivité. On a beau nettoyer, elle revient toujours. Il faut dire qu’une microparticule contenant par exemple du Césium ne pèse pas bien lourd. Celle visible sur l’illustration ci-dessous grâce à un microscope électronique ne pèse que 18 milliardièmes de milligrammes (pour une densité supposée de 2 g/cm3, source) ! Elle a pourtant une activité de 6,58 Bq en Césiums 134 et 137.
Particule sphérique de 2,6 µm contenant du césium dans un prélèvement atmosphérique des 14-15 mars 2011 effectué à Tsukuba.
On en retrouve aussi dans les aspirateurs de Tokyo, bien que cette ville soit plus éloignée de la centrale : 81,4 Bq/kg de Cs 137 pour une mesure effectuée en août 2015.
L’année 2015 n’a donc pas été meilleure qu’une autre. L’accident nucléaire de Fukushima Daiichi, avec ses probables phénomènes persistants de reprise de criticité et la dissémination des poussières radioactives, reste ingérable.
Des années de criticité cachée
Depuis qu’on observe la centrale maudite, on suppose cette criticité grâce à différents indices.
En novembre 2011, il y avait déjà une production de Xénon, et en 2012, des évènements étaient manifestes car il se produisait énormément de chaleur, et donc de vapeur d’eau. J’avais fait à l’époque une collection de vidéos de ces débordements de vapeur sortant des différents réacteurs alors que les autorités avaient décrété « l’arrêt à froid ». Malheureusement, toutes les sources internet, je dirais aujourd’hui toutes les preuves, ont été supprimées du web afin probablement de cacher ce phénomène récurrent. Pourtant, même Tepco avouait à l’époque que du Xénon radioactif était détecté dans l’usine.
En 2013, Tepco a continué à donner des infos sur la détection de Xénons 133 et 135, mais cette fois en affirmant qu’ils résultaient de désintégrations spontanées. Cela n’a jamais pu être vérifié car l’opérateur n’a pas cru bon donner les valeurs des mesures. La même année, de la vapeur a également été visible sortant du réacteur 3, mais Tepco a prétendu que c’était à cause d’infiltrations d’eau de pluie. Une autre photo aérienne d’août 2013 a montré la centrale dans une sorte de brouillard localisé sur la centrale.
En 2014, c’était plus de 1000 Bq/kg d’Iode 131 qu’on découvrait dans des boues d’égouts du nord de la préfecture de Fukushima.
Bien sûr, tous ces évènements sont isolés et ne représentent pas des preuves directes de criticité à la centrale de Fukushima Daiichi. Mais si ce n’est pas ça, alors c’est quoi ? Le Xénon 133 et l’Iode 131 sont des produits de fission et tous les réacteurs du centre et du nord du Japon sont à l’arrêt. Alors, où se trouvent les réactions en chaîne détectées régulièrement si elles ne sont pas dans les entrailles du monstre aux trois cœurs ?
Pierre Fetet
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Sources :
- le rapport caché de la CTBTO :
https://drive.google.com/file/d/0ByTR8qUWVWcrVkx5ZUtWTGI4Vnc/view?usp=sharing
- Fukushima Diary :
http://fukushima-diary.com/2014/11/131-density-spiked-sewage-plant-fukushima/
- rapport de la préfecture de Fukushima :
http://www.pref.fukushima.lg.jp/uploaded/attachment/145719.pdf
- étude sur les particules sphériques :
Emission of spherical cesium-bearing particles from an early stage of the Fukushima nuclear accident
- météo des vents :
https://www.windyty.com/?temp,51.032,-5.814,2
Non-sources :
- La CTBTO ne fournit que très occasionnellement des données, à l’occasion d’erreurs de communication ou de publications scientifiques. Pour avoir les mesures, il faut être autorisé. Pourquoi garder ces informations secrètes ? Sans doute parce que le nucléaire n’aime pas la démocratie et qu’il reste manifestement une affaire militaire. Pourtant, c’est d’abord une affaire de santé car c’est l’air que nous respirons. La Criirad a lancé une pétition pour que ces données soient rendues publiques. Vous pouvez accéder à la pétition en cliquant ici.
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