25 avril 2015 6 25 /04 /avril /2015 21:52
Fukushima work in progress

La catastrophe de Fukushima a inspiré Audrey Vernon pour écrire un spectacle poético-écologique intitulé « Fukushima work in progress. Une légende japonaise ». En compagnie de Xavier Mathieu, elle le présentera au public de la région parisienne les 19, 20 et 21 mai 2015 à l’Avant Seine / Théâtre de Colombes. Le blog de Fukushima a voulu en savoir plus sur cette œuvre originale en interrogeant sa créatrice.

BF : Qu’est-ce qui vous a motivé pour faire un spectacle sur le thème de Fukushima ?

 

AV : Après Comment épouser un milliardaire et Marx et Jenny, deux spectacles sur le capitalisme et le capital, il m'a semblé que Fukushima était l'apogée de l'irresponsabilité totale du capitalisme, de la quête de profit qui passe avant tout. Avant même la vie et la mort. C'est l'exemple ultime du capitalisme qui, par appât du gain, fait une énorme bêtise et ne sait que répondre après sinon : « Je suis désolé ». Personne n'a été condamné, personne ne le sera. Et qui va payer ? Les Japonais et le monde entier.

 

Voilà le capitalisme encore une fois résumé : l'enrichissement de certains par l'appauvrissement de tous... Je suis fascinée de voir que la vie continue pour les responsables, là où elle s'est arrêtée pour les 160 000 déplacés, les 16 000 morts et les populations locales qui ont été privées de leur passé, de leurs racines et parfois de leur futur. Personne ne se soucie d'eux. Ils sont devenus des parias : être victime du capitalisme est presque considéré comme un crime.

 

BF : Quelles ont été vos sources pour écrire ce spectacle ?

 

AV : Le blog Fukushima a été une aide précieuse pour trouver les documents officiels et notamment le rapport de la commission d'enquête sur l'accident, véritable base de travail pour moi. Egalement les traductions des différents témoignages, ceux de Hori Yasuo, de Naoto Kan et Masao Yoshida. Le blog de Fukushima a été une de mes sources principales avec le livre d'Antonio Pagnotta, Le Dernier Homme de Fukushima.

 

BF : En quoi votre spectacle peut faire prendre conscience des dangers du nucléaire ?

 

AV : Je pense que mon spectacle dévoile la vérité de l'accident, point par point, de façon factuelle, donc objective. Voilà ce qui s'est passé : pendant 10 heures le réacteur numéro 1 n'a plus été refroidi puis, puis, puis... Je veux que chacun se fasse son idée. Je montre l’irresponsabilité de comportements capitalistes.

 

Quelques jours avant, un rapport montrait déjà les dangers.  Ce qui est fou c'est que ça aurait pu être bien pire : la gestion de la crise a vraiment été menée par des gens dévoués et sacrificiels. Ils ont tout fait pour que la catastrophe soit contenue. Et voilà ce que donne le « minimum » de dégâts : 3 coriums, des kilomètres carrés inhabitables, une pollution radioactive incessante... C'est le résultat avec 54 centrales qui se sont arrêtées. On peut imaginer ce qui se passerait dans d'autres circonstances. Si l’accident à Fukushima n’avait pas été « contrôlé », que serait-il advenu ? Et que pourrait-il se passer en France où nous en avons 58 ?

 

L'énergie nucléaire n'est pas maitrisable, il suffit de 3 heures sans surveillance et le combustible commence sa course à la catastrophe. Comment accepter que, partout dans le monde, il existe des choses si dangereuses qu'on ne peut les quitter des yeux plus de 3 heures ? Sans parler du fait qu'une fois la réaction de fission arrêtée, il faut refroidir pendant des années pour éviter la fusion du "combustible. Ces centrales électriques sont immaitrisables sans électricité. C'est tellement absurde.

 

Ce que j'ai trouvé drôle, c'est l’aspect humain de la situation : tout à coup des ouvriers en situation de panique, sans lumières, sans instruments de mesure doivent contrôler 3 réacteurs nucléaires avec les moyens du bord, des lances à incendies, des batteries de voitures... Et les réacteurs tout à coup deviennent très poétiques : ils ont l'air de s'éclater dans la catastrophe, comme si leur instinct reprenait le dessus, comme des tigres de cirque retournés à l'état sauvage et qui mangent leur dresseur. L'instinct de l'énergie nucléaire n'est pas d'être contenue.

 

BF : En utilisant la scène comme « espace de lutte » pouvez-vous expliquer comment la culture peut avoir un rôle à jouer dans l’évolution de notre société ?

 

AV : Vu que les puissants, les hommes politiques et les médias en général se foutent de la survie des êtres humains et de la planète, il me semble que les artistes et le peuple doivent s'unir pour essayer de changer les choses. Je n'utilise pas la scène comme un espace de lutte mais comme un espace de création. Sur une scène, on peut recréer le monde, le modifier, montrer comment il pourrait exister si... Et ensuite le public se fait son idée.

 

Je ne sais pas comment l'art peut changer le monde mais il me semble que Delacroix, Hugo, Marx - que je place parmi les artistes - ou Mozart ont inspiré des gens pour le faire. Les artistes ont du temps, toute leur journée (surtout moi en tant qu'actrice), pour rêvasser, lire, écrire... On est là pour essayer de réfléchir autrement. Je trouve que l'art donne du courage, de l'inspiration, pour devenir « the tipping point », cet élément qui fait basculer le système. Sans cette possibilité, la vie serait trop triste. Heureusement qu'on a le droit de rebattre les cartes. Je suis aussi contente de travailler avec Xavier Mathieu qui porte en lui cette révolte contre le capitalisme destructeur de vies humaines. Ce capitalisme qui avance une fin de non-recevoir quand ça l'arrange.

 

En tout cas, j'ai adoré créer le spectacle Fukushima, même si c'est la matière la plus triste, la plus dense et la plus profonde sur laquelle j'ai travaillé. En général, j'arrive à écrire des journées entières quand je suis lancée. Pour Fukushima, j'étais obligée de m'arrêter au bout de 3 ou 4 heures, sinon j'avais l'impression d'être complètement irradiée et épuisée. Et je suis ravie de jouer le spectacle maintenant, alors que l’actualité nucléaire est toujours brûlante au Japon, mais surtout en France. Vu ce qui se passe autour d'Areva et EDF, le gouffre financier, la menace permanente, l'obligation de rogner sur tout, les risques d'une catastrophe écologique, humaine, etc. On devrait être 65 millions actuellement à croiser les doigts.

 

En savoir plus sur le spectacle d’Audrey Vernon : cliquez ici.

La bande annonce du spectacle

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Dernière mise à jour : 12/05/15

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15 juin 2014 7 15 /06 /juin /2014 21:34
Opappi !

De temps à autre, les Japonais prennent résolument des initiatives pour aider les victimes de la catastrophe. Ils envoient un train à vapeur ou un bus londonien à impériale dans les territoires contaminés. Ou encore des robots mignons et pelucheux pour faire déstresser les vieillards relégués dans les gymnases. Parfois sont organisées des tournées de stars audiovisuelles gesticulantes... L’objectif ? Faire oublier un instant leurs soucis aux habitants désespérés, leur rendre ponctuellement le sourire. OPAPPI !, 4ème et dernière nouvelle de Ludovic Klein publiée sur ce blog, est une réponse à ce cirque écoeurant, où la compassion obligée cache le meurtre à petit feu.

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OPAPPI !

Aucun problème de santé n’a été enregistré jusqu’à présent
et il n’y en aura pas à l’avenir. Aujourd’hui, sous le ciel bleu de Fukushima, des enfants jouent au ballon et regardent vers l’avenir.
Pas vers le passé.

Shinzo Abe, premier ministre du Japon, 7 septembre 2013, Buenos Aires

 

 

Une nuit, Yumiko a fait un rêve.

 

 

Fukushima-ken, Namié-shi.9h45.

 

Yumiko est dans le gymnase. Coupe frangée, cheveux de jais, bouche encore enfantine. Tenue d’écolière. Le calendrier mural indique jeudi 25 juillet, le spectacle va commencer.

 

La petite fille habite à Namié. Elle suit ses cours au collège Minami-Horibata. Elle est en première année de collège, mais ils ne sontdéjàplus que 10 dans la classe. Les autres enfants ont fait leurs adieux. Ils sont partis très loin, de l’autre côté du Japon. Cela a rendu Yumiko très triste (scènes de larmes).

 

A présent, Yumiko est tout excitée. Elle oublie sa peur quotidienne, sa vie ennuyeuse et passée à l’éteignoir, les règles, les obligations, les interdictions. Le gymnase de l’école grouille de monde. Il y a tous les élèves et tous les parents (pour pouvoir remplir suffisamment la salle, ils ont été chercher des élèves d’autres écoles et les ont acheminés par bus – Sôma, Minami-Sôma, Iitate-mura, Ipponmatsu, Rikuzentakata...) Empêtrées dans leurs corps de peluche, des mascottes représentant les différentes villes gigotent sur place en faisant de grands gestes de la main : Kyuchan le cheval vert, de Soma ; Popomuru le gros navet rose, de Minami-Sôma ; Gyûdon-kun le bol de riz à la viande, de Iitate-mura ; Mattchan le lapin, de Ipponmatsu ; Mumu l’hippopotame violet, de Rikuzentakata.

 

Elle a pu apercevoir de loin Tamuro, le fameux presentateur télé ! Il a ses lunettes de soleil habituelles : sa marque de fabrique. A ses côtés, Moody Katsuyama ajuste son surdimensionnénoeud papillon rose et s’éclaircit la voix. Il se prépareà chanter des mélopées langoureuses de sa voix de crooner de karaoké. Mais Tamuro et Moody Katsuyama ne seront pas seuls : toutes les célébrités vont défiler, là, sur le podium. Des gens que Yumiko n’a vus qu’à la télé. Des gens qui ont fait rire des dizaines de millions de personnes.

 

Sekai no abe-atsu, avec sa moustache à l’ancienne et sa face congestionnée. Kojima Yoshio et ses roulements d’épaules. Tetsu and Tomo, leur duo à la guitare en survêtement bleu et rouge. Koriki le catcheur d’1 mètre 50, son slip noir, sa cape et son gros bide. Edo Harumi et ses « gueuuuu » lancés en bougeant les index. Ce serait un gag-marathon. Et pour le glamour, on a annoncé (sous réserves) la participation de quelques membres de AKB48.   

 

Au-dessus de l’estrade, une grande banderole déployée :

« Redonner le sourire aux enfants victimes de la catastrophe – Saisir à pleines mains l’avenir ».

 

C’est le slogan officiel de l’année. Tous les artistes s’apprêtent à se donner beaucoup de peine pour amuser les enfants - les réconforter, leur donner chaud au cœur, leur faire briller les yeux.La télé, dans un coin, filme.

 

Ça commence. Tamuro avec un grand sourire en croissant de lune, s’exclame : « Saa, mina-san... ohayô gozaimasu ! » Et ses deux acolytes féminins habillés de blanc s’écrient aussitôt, dans un écho suraigu: « Ohayô gozaimaaaasuu ! » S’ensuit un discours mélopieux sur le temps qu’il a fait ces derniers jours, sur la nécessité de réaliser ses rêves, d’être de bonne humeur en permanence, et de bien manger ses céréales. Moody Katsuyama, tout clignotant de strass, un énorme noeud papillon sous la gorge, a la main posée sur le coeur. Il est souriant, quoique larmoyant. D’ailleurs, tout le monde a les larmes aux yeux mais un grand sourire.

 

Mais place au rire ! Kojima Yoshio arrive en scène, déclenchant une clameur de joie. D’un geste net, il arrache tout ses vêtements d’un seul coup, dévoilant son slip vert pomme. Il se trémousse, plie les genoux, fait semblant de frapper du poing le sol, et braille « Sonna ni kankei nee ! Sonna ni kankei nee ! », son cri de guerre. Les enfants se roulent par terre de rire. Yumiko aussi. Puis Kojima Yoshio quasiment nu secoue les épaules en moulinets, tire la langue en se dandinant, puis, levant une jambe, il se frappe le front du gras de la paume en flûtant : « OPAPPI ! » (abréviation drôlatique de Ocean PAcific PEAce, nul ne sait pourquoi). L’hilarité fait vibrer la salle, emplit les recoins, les enfants gigotent comme une houle.

 

Puis l’amuseur se précipite sur le micro :

« Mesdames et messieurs, il y a eu un petit changement de programme. Au lieu du programme précédemment annoncé de danses et de sketches amusants, le spectacle va maintenant consister en un tabassage systématique des enfants désobéissants. »

 

L’atmosphère change du tout au tout, se leste de gravité. L’assemblée se fige, un peu choquée. Kojima Yoshio empoigne un enfant du premier rang, le traîne sur l’estrade, et lui frappe violemment le front en hurlant : « OPPAPI ! Comme ça, les petits amis : OPPAPI ! » Et il giffle encore l’enfant sur la tête. « Mettez-vous en file, les enfants ! Et qu’ça saute ! »

 

Tous les regards des adultes se tournent vers les méchants petits garcons et les méchantes petits filles (méchants : mais ils le sont tous, après tout : le compteur geiger le sait, il enregistre tout, ils savent qu’ils ont joué dehors, qu’ils ont touché quelque chose qu’il ne fallait pas, qu’ils n’ont pas voulu boire le lait des éleveurs locaux, qu’ils ont fait des caprices, ils ont été méchants, méchants, ils ont secoué leur cage, ils ont voulu respirer l’air extérieur, ramasser de la terre, ils ne se sont pas lavés, pas tenus droits, pas été gais, ils n’ont pas souri, or il faut sourire, souriez souriez, ou mourez, fermez vos gueules, devant, sales petites bêtes, droit, droit, ne sortez pas des clous, respirez comme on vous dit, fermez-vous, renfermez-vous, claquemurez-vous, mais souriez, ayez le sourire du Bouddha, même les pieds dans la merde il sourit encore gravement, tranquillement, le sourire du monde, obéissant, rangé, ayant exclu toute passion, marionnette de chair, yeux crevés, membres atrophiés, méchants, méchants).

 

Les élèves se mettent debout, sans rébellion.Ils se mettent tous en file. Certains commencent déjà à pleurer. Mais ils n’ont pas le choix. Ils ont été dressés à obéir, à ne jamais contester la parole de l’adulte. Même si cela implique sa propre destruction. Au fond, toutes les grandes personnes le désirent : frapper les enfants. Au bout de chaque file s’est placéun amuseur ou une mascotte, la main levée, prêt à frapper. Coup de sifflet de Tamuro, on commence : « 1, 2, 3 – pan –OPAPPI ! - suivant ». Kojima Yoshio est très rapide, on dirait qu’il marque du bétail de sa paume, OPAPPI ! Moody Katsuyama, les yeux embués, toujours souriant, distribue des claques en rythme. Kyuchanla mascotte fait sentir sur les corps le poing de l’adulte dans son gant de fourrure verte. Les parents se joignent bien volontiers à la bastonnade (tout le monde doit participer, allez allez, on s’amuse ! Plus d’hypocrisie, vous avez tous rêvé de faire ça, punir, punir, non vos enfants ne grandiront pas, nuisibles, nuisibles, souriez souriez). On ne vise plus le front, maintenant, on tape de toutes les phalanges, on a même le droit de donner des coups de pieds, c’est drôle ! Mais attention, une seule règle : il faut crier « OPAPPI ! » quand on frappe, c’est la loi. Au coup de sifflet, OPAPPI ! Les mêmes trois syllabes idiotes vagies par des centaines de papas et de mamans. Le gymnase bruisse des coups sur la chair des enfants, OPAPPI ! Les joues des écoliers tournent au rouge vif. Le sang gicle des narines. Les dents de lait sont brisées.

 

Une nouvelle banderole, déployée dans tout la largeur du gymnase, a remplacé l’ancienne.

 

« Redonner le sourire à la catastrophe – Saisir à pleines mains les enfants victimes de l’avenir ».

 

Et Kojima Yoshio hurle pour ne pas laisser l’élan retomber : Mauvais élèves, pourquoi ne respectez-vous pas les règles, vous n’aviezpas le droit de toucher, de désobéir aux parents, vous le savez, souillons, petits vicieux indisciplinés, bouts de cadavres ! Yumiko arrive en bout de file. Des sillons de larmes lui dégoulinent des yeux. Elle sanglote. Mais elle sait que c’est pour son bien. La silhouette imposante de Kojima Yoshio, quasiment nue, palpitante de sueur, se dresse comme un démon. Coup de sifflet. Le son ralentit, le monde a l’air de fondre, l’homme frappe de toute la force de son poing, qui vient labourer au ralenti le visage de Yumiko. L’arète nasale est écrasée et s’enfonce dans le crâne, les dents giclent comme des éclaboussures, le poing de l’amuseur, velu, calleux, a remplacé les traits du visage de la petite fille. Puis, lentement, méthodiquement, Kojima Yoshio tourne son poing, tordant la peau et les chairs dévastées. A travers le rideau de douche qui couvre ses yeux ensanglantés, Yumiko peut voir l’homme énorme, bouillant et rouge, hurler de toutes ses forces, crachant des postillons brûlants comme des gouttes de flamme :

 

OPAPPI !

 

La scène se brouille ensuite dans un déluge d’images de violence, d’images de sang, collantes, rouges, saturées. Le coeur exsude sa rage, jubilation amère, pensées dures comme des cailloux, méchantes, absolues, des envies de saccage, des lacérations roses.

 

Dans son âme de lièvre noir, la petite fille rêve de déchirer le monde avec les dents.

 

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Photo d'entête : Kojima Yoshio

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22 février 2014 6 22 /02 /février /2014 11:14
Le cœur sous la cloche

Après Les Maîtres ne vinrent plus et Le deuxième événement, Ludovic Klein propose ici un petit aperçu de la vie des enfants dans les zones contaminées. Comme une expérience limite de privation sensorielle...

Illustration Cyril Buzon

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Le cœur sous la cloche

 

Ludovic Klein

 

A tous ceux qui se reconnaîtront.

 

La petite fille marche sur la route goudronnée. C’est le début du printemps. Il y a un peu de vent, qui secoue les hautes herbes inaccessibles.

 

Elle a 8 ans, habite à la campagne. Elle va à l’école. Elle fait bien attention à marcher tout droit. Tous les 20 mètres, un adulte se tient sur la chaussée, veille à ce que les écoliers suivent bien la route, et ne s’éloignent pas du bas-côté. Ils disent aux enfants : « allez allez allez, on avance, un, deux, on suit bien la ligne ». Tous les adultes ont des casquettes, des gants blancs, et des bottes de chantier. Il n’y a aucune chance de s’égarer, de toute facon : le chemin est balisé, on a placé des plots routiers tous les 10 mètres, à gauche, et à droite. On a également tracé à la peinture deux lignes blanches pour figurer un couloir.

 

Les autres écoliers, devant et derrière l’enfant, avancent en file indienne, leur gros cartable sur le dos, leur bob jaune sur la tête. La plupart des enfants sont un peu trop gros pour leur âge. La petite fille aussi.

 

Une fois, elle avait demandé à ses parents :

- Pourquoi on doit mettre ce chapeau jaune ? »

Papa avait ignoré la question. Maman avait répondu :

- C’est parce qu’en hiver, les jours sont plus courts. Quand tu rentres de l’école, c’est déjà la nuit. C’est dangereux, avec les voitures. Mais le jaune se voit mieux quand il fait noir. C’est pour ça. C’est plus sûr.

- Mais on doit le porter même la journée ? Même en été ?

- Ça marche aussi le jour. Et puis, comme ça, on est sûr de ne pas oublier. Donc obéis bien à la maîtresse, et garde toujours ton chapeau sur la tête, pour que les voitures te voient bien et t’évitent. Fais-y attention. C’est important.

 

Le vent doucement souffle, s’attarde sur les pointes des graminées. Sur la gauche, le champ se balance mollement, comme une fourrure de chien qui s’ébroue. Et d’un seul coup, la bourrasque survient. Les bobs jaunes se soulèvent, mais ne quittent pas les cheveux : les jugulaires retiennent le couvre-chef. Seul le chapeau de la petite fille est emporté par le vent : il n’y a pas d’élastique. Comme un papillon couleur safran, il volète au-dessus de la route, et plonge dans les roseaux, à gauche, de l’autre côté.

 

La petite fille ne réfléchit plus. Oubliant toutes les consignes, elle s’élance. Elle franchit la ligne blanche entre deux plots, traverse la chaussée. L’adulte le plus proche fait : « NON ! N’y va pas !» Mais elle entre déjà dans les roseaux, s’y enfonce. Elle ignore les innombrables panneaux et leurs symboles de mise en garde. L’homme la poursuit. Il tend la main. Il crie encore : « NON ! Reviens ! » La petite comprend qu’elle est allée trop loin. Elle ne devrait pas être là. Le danger s’y cache, invisible. Mais elle sent la caresse des tiges sur ses joues, la mollesse de la boue sous ses souliers. C’est frais sur la peau, et visqueux sous la semelle. Ça sent. Ça sent la terre. L’enfant fait un pas et son pied s’enfonce. La vase lui arrive jusqu’aux chevilles. Elle manque de tomber, se rattrape, sent son jouet électronique porté en pendentif rebondir contre sa poitrine. Elle parvient à se saisir de son chapeau à terre, le serre contre sa poitrine. Aussitôt, deux mains rudes s’abattent sur ses épaules. On la force à se retourner. Elle tombe nez à nez avec un visage d’adulte ridé, plissé, convulsé, rougeoyant.

« Je t’ai DIT... »

La main s’abat. De toute sa force, l’homme se met à gifler la petite fille.

 

***

 

La veille, un dimanche, alors que comme toujours elle était enfermée à la maison, elle avait décidé de découper son chapeau aux ciseaux.

 

Le dimanche, c’était prison. Interdiction de sortir. Par conséquent, l’enfant passait la journée à manger des cochonneries en regardant la télé. Tout en regardant les dessins animés, elle se grattait sans cesse, elle remuait, elle se rongeait les ongles. Et de temps en temps, elle prenait un peigne à cheveux, et se labourait la peau du bras avec, conscienceusement. Dans le sens du poil, dans le sens inverse. Dans le sens du poil, dans le sens inverse. Encore. Les stries rouges finissent par saigner. Elle doit mettre des habits à manches longues, alors : il faut cacher.

 

Mais des fois, ça ne suffit plus ; et donc elle décide de détruire le matériel. Comme ça, par désœuvrement, le cœur exaspéré. La petite fille ainsi avait découpé l’élastique en petits morceaux, et avait commencé à entailler le chapeau. Elle voulait le réduire en miettes, méthodiquement. Bout d’étoffe que l’on doit chérir – symbole de sûreté, encore de l’obéissance, la tête serrée, enserrée, étouffée. Non. Plus jamais.

 

Maman était entrée à ce moment-là, aux premiers coups de ciseaux. L’adulte avait crié très fort : « MAIS QU’EST-CE QUI NE VA PAS AVEC TOI ? ». Presqu’aussitôt, elle avait regretté de s’être laissée emporter. Elle s’était excusée. « Tu comprends, Maman est si malheureuse, pourquoi tu dois en rajouter ? » La mère avait commencé à pleurer sans bruit : les paupières battantes, les larmes sortant les unes après les autres, à la queu leu leu, comme la file des écoliers sur le chemin de l’école. Maman essuyait ses pleurs tantôt avec le gras de la paume, tantôt d’un revers de la main. Des tics nerveux lui travaillaient fréquemment le visage. Il n’y avait rien à faire. Maman pleurait tout le temps. Plus tard, Papa était rentré et n’avait rien dit. Comme d’habitude.

 

***

 

La gamine avait beaucoup hurlé. Elle s’était roulé par terre, souillant ses vêtements de boue, pendant que l’homme avait essayé de la tirer en arrière. Il lui avait arraché le devant de sa chemise, les boutons avaient volé avant de disparaître dans la vase.

 

Plus tard, il s’était présenté devant les parents, la mine basse, la casquette entre les doigts. Il s’était identifié comme le pompiste de la station-service, à la sortie du village. Il était venu à la maison avec la petite fille, qui après son coup d’éclat s’était logiquement trouvée dispensée d’école. L’infirmière scolaire s’était contentée de passer un scanner sur son corps. Les souliers étaient fichus car tachés de boue. On lui avait donné des chaussons. Et puis on lui avait prêté un autre chapeau.

 

Dans la salle de séjour, l’écolière sanglotait avec gravité, les pieds dans ses pantoufles. Son agresseur, devant sa tasse de thé froid, fixait le sol. Il n’arrêtait plus de s’excuser. Il transmettait sa honte aux parents. « Je m’excuse, je n’aurais jamais dû gifler votre fille... Elle ne devait pas aller là-bas... C’était dangereux... Une zone interdite... Je me suis emporté... J’avais peur... Je suis impardonnable... » Papa et Maman, figés, souriant bêtement par convention, ne savaient que dire.L’homme avait certes frappé leur fille chérie, mais il avait dans le même temps tenté de la protéger. Le cas présentait une contradiction trop profonde. Le pompiste avait l’air sincère dans ses regrets. Il pleurait presque, s’embrouillait, serrait les poings. Il était clair que lui aussi était constamment habité par une mer de tension. Les parents lui firent des reproches, mais n’osèrent pas l’accabler. Ils finirent par l’assurer de leur compréhension, même si la réponse avait été « excessive ». Ils avaient déjà décidé, implicitement, de ne plus jamais aller chercher de l’essence à la station-service à la sortie du village, de peur de le croiser encore. De toute façon, cinq mois plus tard, il se suiciderait.

 

L’homme s’en fut enfin, non sans avoir multiplié les excuses, à l’infini. Ce n’est qu’à ce moment que Papa se décida enfin à gronder la petite :

- Non mais petite sotte, tu ne l’as pas volé. Qu’est-ce qu’on t’a appris ? De bien suivre le chemin tracé, de ne jamais dévier, de ne pas aller se promener toute seule dans la nature. De toujours demander la permission pour toucher les plantes et les cailloux. Tu dois TOUJOURS demander. Pourquoi tu es partie comme ca ? C’est irresponsable. Ce n’est pas ce qu’on t’a appris. Il y a des règles, et elles doivent être respectées pour ta propre sécurité. Alors, pourquoi ? Pourquoi vouloir inquiéter tes parents ? »

 

Les pleurs enfantins redoublèrent. L’humiliation n’avait pas l’air de vouloir se terminer. La petite fille aurait aimé dire à ses parents et au monsieur qu’elle avait couru après son chapeau comme pour racheter sa mauvaise action de la veille, pour bien montrer que son bob, malgré tout, comptait pour elle... Qu’elle était une bonne petite fille. Qu’elle regrettait d’avoir abîmé son couvre-chef. Elle ne voulait pas qu’on l’accuse de l’avoir perdu exprès. C’était plus important que tout. Plus que la zone interdite. C’était impossible d’expliquer tout ça d’un seul coup. Alors elle gardait le silence, le visage en feu, des sillons de larmes jusqu’à la bouche, parfois jusqu’au menton.

 

Maman soupire. Désemparée, elle regarde Papa,. Celui-ci ne dit rien. Cela fait des années que son visage est un masque, ses expressions figées, son maintien raide. Il n’y a plus grand-chose qui transperce. Ou même qui vive. Papa avait décidé de rester sur place après l’accident. Même si cela voulait dire vivre avec la peur, apprendre à sa propre fille à éviter les zones interdites, à se contrôler en permanence. Et à porter un compteur, à ne jamais s’en séparer. Apprendre à sa fille à toujours demander, avant de faire quoi que ce soit : « Maman, est-ce que je peux toucher la pierre ? Maman, est-ce que je peux toucher la feuille ? Est-ce que je peux aller dehors ? Est-ce que je peux toucher le petit chien ? » Il fallait scanner tout ce qu’elle approchait. La gamine restait là, les yeux écartés, attendant que ses parents vérifient avec le compteur qu’il n’y avait pas de danger. Pour le plus petit objet de la vie quotidienne, c’était la vérification permanente. Il fallait quêter l’approbation des adultes pour interagir avec l’environnement. Le monde se résumait à une série de comptes, une vie scrutative, soupesée, mesurée.

 

Il y a eu un temps où tout cela n’était pas nécessaire. Il y a longtemps. Il y a eu ce jour où l’univers s’est cassé. La petite fille ne s’en souvient plus, de cette vie du temps passé, elle était trop jeune : oublié ce temps jadis, où tout était à disposition, gratuit, libre, offert. Elle, elle a toujours vécu dans le mince couloir de ses possibilités. Elle a constamment habité dans la non-vie. Sa limite ? Elle étend la main, bouge les doigts. Elle peut presque la toucher, la cloche de verre qui la protège du monde. Mais le monde n’a pas attendu sagement dehors : il a défoncé le verre, est rentrée en elle, l’a infusée. La gamine est rongée. Elle le devine. Le ver du poison est dans ses entrailles. Grignotement muet, invisible, des termites. Pourtant, tout le monde a l’air de croire que la cloche est étanche. Tout le monde regarde ailleurs, pour ne pas voir les infiltrations du poison. Tout le monde a peur.

 

***

 

La petite mange en silence. Ses parents aussi. Elle ne dit rien. Ses joues la cuisent encore. Là-bas, dans le champ, le pompiste était devenu comme fou, l’avait frappée à pleines mains, l’avait secouée, déchiré son habit. Mais c’était pour la protéger. La retirer du champ, le plus vite possible. Les plantes, c’est le danger. L’herbe, c’est le danger. La pluie, c’est le danger. La gadoue, c’est le danger. L’eau, c’est le danger. La montagne, c’est le danger. La mer, c’est le danger. La forêt, c’est le danger. Les animaux, c’est le danger. La nature, c’est le danger. Une fois intégré tout cela, on peut tenter de sortir dehors. On peut tenter de survivre. Mais si on baisse sa garde un instant : on s’expose, on se met sous les crocs. C’est invisible, c’est dans l’air, c’est dans le ciel. C’est dans la feuille, l’écorce, la flaque d’eau. C’est tapi. Et quand on va trop loin, ça se referme sur nous. On ne voit rien, on ne sent rien. Et pourtant, ça rentre à l’intérieur. C’est une combustion lente de flammes froides, invisibles. Le compteur, protection dérisoire, ne fait que comptabiliser les assauts. Il faut toujours, toujours, contrôler les gestes, sa vie, ses pensées, de A à Z. Pas de faille, être sur le qui-vive. Penser sécurité, rester sur le bitume, rester sur la ligne, le chemin, la direction, même si cela veut dire terminer la journée épuisée nerveusement, cobaye d’une expérience limite de privation sensorielle. Le petit corps est moulu, le dos est une plaque de métal, les muscles sont atrocement courbaturés et la bouche est desséchée, épaissie.

 

***

 

C’est l’heure de dormir.

 

La petite fille se met en pyjama. Elle coule dans son lit, ferme les yeux. Elle sombre aussitôt dans un sommeil lourd, dans une inconscience de pourceau repu. Elle tourbillonne dans un érèbe poisseux, visqueux, opaque. Ses nerfs sont sectionnés, un à un, méthodiquement, aux ciseaux. Elle se sent devenir une poupée de chair, une poupée de chair de 8 ans, sans ongles, sans doigts, sans dents, sans langue, sans cheveux. Sans épiderme, sans sensation. Ses orbites sont vides. Les organes sortent du ventre comme des cailloux. L’enfant se vide, perd son sang, son eau, sa peau devient transparente. Le monde l’écrase. Son coeur est devenu une poche de lait froide. Elle est absolument seule et glacée. Elle se tient debout, fantôme brillant dans la nuit.

 

***

 

Quand elle se réveille le lendemain matin, le matelas est tout mouillé. Comme chaque nuit, elle s’est pissée dessus. Comme chaque matin, la première inspiration lui brûle les poumons. Elle reste allongée un long moment, lestée, incapable de bouger, l’entrejambe irritée. Enfin, son premier geste est de prendre son compteur électronique posé sur sa table de nuit et de le mettre autour du cou. Le pendentif, contre sa poitrine, est son deuxième cœur. Le talisman de protection contre les esprits. Le talisman qui arrête le monde et le temps. Elle reprend conscience de sa cloche de verre.

 

Elle sait déjà qu’elle ne grandira plus.

 

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15 décembre 2013 7 15 /12 /décembre /2013 08:00
Le deuxième événement

Après Les Maîtres ne vinrent plus, Ludovic Klein propose ici une courte nouvelle fantastique, onirique, et effrayante, sur ce qui continue à vivre en secret après la catastrophe.

Nouvelle également parue en juin 2013 dans l'anthologie de nouvelles Sales bêtes, aux Editions des Artistes Fous.

Illustration par Cham

Le deuxième événement

 

Ludovic Klein

 

 

Tu étais en train de vaquer à tes occupations familières, quand le premier événement eut lieu.

 

Un matin ensoleillé, caresse de chaleur sur le pelage. Nonchalance du pas dans les rues odorantes. Le monde est senteur, et toi, Shiro, le petit chat blanc, tu vis par cela. Toujours le vent change, et toujours de nouvelles sensations viennent te chatouiller le museau. Toutes directions possibles. Queue balancier, yeux mobiles ; toucher l’inconnu du nez, de la patte. Fuir, mordre si nécessaire. Nourriture, partenaire sexuel, combat, jeux et repos. La suite le jour d’après.

Mais il y a cette lueur qui envahit le ciel. Et cette chaleur insupportable qui balaie les rues, racornit les maisons, pétrifie les gens ; l’asphalte devient brûlant. Il y a quelque chose qui explose devant toi, une grande explosion lente et assourdissante, qui a pris la place des nuages, du soleil. Tout tremble. Et en cet instant, sans que tu comprennes, la langue de flammes est sur toi.

 

Tu brûles, tu es emporté dans ce feu primordial, celui issu de la désagrégation des atomes, matière, force pure. Ton poil se racornit, tu es changé en un instant en petite boule qui se consume, se consume. Tu t’effondres en cendres, comme les autres. Mais le souffle a été le plus fort : derrière toi, sur le mur, il y a une silhouette, ton ombre, soigneusement décalquée. La queue dressée, la gueule ouverte en signe d’hostilité. Tout a été reporté sur le mur. Le brasier t’a tiré le portrait, grand flash, vacillement de l’univers, transgression.

 

La ville est détruite.

 

Mais les électrons vibrent encore. La silhouette noircie se détache, tombe à terre. Un rayon de soleil la disperse, comme du vent sur un pissenlit.

La ville reste dans le noir. Obscurité qui dure, grande plaine vide, émaciée, sous la nuit ; les cris des survivants. « À boire, à boire ». Les visages ont fondu. Les corps sont couverts de plaques noires, impossibles à gratter même au couteau. La cité a été aplatie, réduite à l’état de crêpe ; sur le fleuve flottent des cadavres. On erre, vidé, récuré à la soude, les pas comme des aiguilles. Douleur égale au ciel, écrasement.

 

Petit à petit... Combien de temps ça prend ? Des mois, des années. La ville se reconstruit. On a enterré, on a pleuré, on a été endeuillé. Mais il y a d’autres nécessités sur cette terre triste. Survivre, se remettre debout, réapprendre. Ne pas lâcher. Et puis la lumière revient : la nuit se peuple. Les échoppes de nouilles sont les premières. Petits groupes électrogènes. Le soir, le cuisinier voit dans la lueur de sa lampe à arc affluer tous les chats du quartier. Parmi eux, un fauve comme il n’en a jamais vu : une pelure vibrante, en mouvement, chaque poil indépendant, comme mû par l’électricité statique. Il semble continuer de brûler intérieurement. Il a la même expression crispée. Il ne mange pas les restes donnés généreusement par le cuistot fourbu.

Puis l’éclairage revient. On souffle : on n’est plus tout seuls sous la voûte des étoiles. La grande ville se repeuple, allons, ce n’était qu’une épreuve, on se serre les coudes, et on travaille à reconstruire. Les voitures, les trams, les néons, ça recommence à grésiller. Avec acharnement, pied de nez, on peut le faire.

Mais dans les recoins mal éclairés, il y a ce contour de chat qui s’épaissit de nuit en nuit. Certains l’ont déjà vu : un chat, un chat, ici, vous n’avez pas vu ? On s’interroge, il a été aperçu, juste un frisson, fatigue peut-être ?

Mais ce n’est pas comme au début, il ne se laisse pas approcher. Il s’est fait timide.

Et pourtant, il revient sans cesse se dorer à la lumière des lampadaires. Présence discrète et toutefois indispensable. Ouvrant leur porte, les habitants lui laissent une tranche de lard, un reste de poisson. Mais il n’y touche pas. Il se contente de sauter de mur en mur, il les traverse, drôle de petit être en fil de fer bariolé, néon tordu, passager de la brique, du papier, du bois, du béton : toutes les surfaces sont poreuses pour ce félin désincarné. Il devient légende, plaisante légende, lorsque les marchands matérialistes de toutes sortes ont envahi l’espace.

Ça s’agrandit. Des résidences succèdent aux résidences. Comme les séismes sont nombreux, on construit ; puis on rase, et on reconstruit. Papier mâché contre le remous de la terre. Mais ça brille de plus en plus : enseignes, pancartes, avertissements, achetez, STOP, feux, traversez, cigarettes, MANGEZ, distorsion, festival de couleurs, le chat se régale, les orchidées de lumière trouent la nuit, répliques modestes et maîtrisées de la fleur atomique qui a tout ravagé, il y a de cela des années. Mais le spectre reconnaît, de manière confuse et sensible, la même vibration, la même force dans les lumières de la ville. La déperdition permanente d’atomes comme foudre et sang urbain, irriguant de ses veines toute l’activité humaine.

Le temps a passé. Le chat devient de plus en plus brillant : il s’est nourri des paillettes, des halos, des fanaux. Quand la nuit tombe, du corps bulbeux et inerte des lampadaires, sortent des chrysalides de lumière, et le chat insaisissable vient s’y attarder, s’y réchauffer. Il est diffusé dans toute la ville maintenant, on jurerait l’avoir vu partout, il est devenu un organe, ou alors la partie pour le tout, une énigme, tapie dans les ténèbres, devenant un continent de fibres la nuit. Ça palpite, ça danse, dans son cœur immatériel.

 

Et puis, un beau jour, tant d’années plus tard, la terre tremble, une usine explose au nord, tout le courant est coupé. D’un seul coup, la ville se retrouve dans l’obscurité la plus complète. Les plus vieux des enfants de vieux se souviennent de quelque chose : il y eut un instant tel, dans l’histoire de la cité. Mais tout le monde a déjà oublié la grande plaine réduite à néant par le feu nucléaire, les anatomies constellées de chéloïdes, l’énorme brûlure, déferlante de suie et d’horreur qui avait avalé la ville d’un seul coup, il y a de cela des décennies, presque un siècle, on plisse les yeux en tâchant de se rappeler.

 

Mais ce que l’on voit, c’est au milieu de la ville, comme une bouche de flammes en mouvement, un chat, gigantesque, chaque poil est une mèche de canon, son cœur est un creuset de combustion, ses yeux sont les opales de la nuit, il respire, et à chaque inspiration, le temps semble défaillir. Il a grandi, il a aspiré toute la chaleur électrique. Car lui n’a pas oublié ; et vous, vous vous retrouvez coi, devant l’effondrement programmé, ô combien programmé, la date butoir contre laquelle est venue comme prévu se briser la vague de tous vos efforts et plaisirs :


Et ouvrant une gueule de lave comme un four, d’un coup de mâchoire, il les engloutit tous.  

 

 

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16 novembre 2013 6 16 /11 /novembre /2013 23:05

Ludovic Klein, auteur d'un article sur le redémarrage controversé de la centrale d'Ôi, nous propose à présent une nouvelle de fiction inspirée de la catastrophe de Fukushima. En évoquant un événement peu connu de la Seconde Guerre Mondiale au Japon, il dresse, à travers souffrance animale et abandon, un pont saisissant entre le passé et le présent (nucléaire) de l'Archipel.

(Ce récit a connu en juin 2013 une première publication dans l'anthologie de nouvelles Sales Bêtes, aux Editions des Artistes Fous  . Trois autres nouvelles seront prochainement publiées sur le blog de Fukushima.) 

 

______________

 

 

Les Maîtres ne vinrent plus

 

Ludovic Klein

 

Illustration de Maniak (http://maniak.sa.free.fr)

Illustration de Maniak (http://maniak.sa.free.fr)

Le 16 août 1943, en pleine intensification de la Guerre, la Préfecture de Tokyo ordonne de mettre à mort, en toute urgence, et par tous les moyens possibles, certains animaux du zoo de Ueno, à Tokyo.

Raison officielle du projet d’abattage : la protection des habitants de Tokyo. À savoir, prévenir la panique des civils, si d’aventure une bombe de l’Armée américaine venait à détruire les cages du zoo et à libérer les animaux les plus dangereux (éléphants, lions, tigres, panthères, léopards...). Ceux-ci, affamés et furieux, pourraient errer dans la ville et attaquer les citoyens. Risque impossible à courir. D’où cette décision impérative des autorités : « mettre fin en douceur » à la vie des bêtes.

Raison cachée : des frais d’entretien animalier (nourriture, soins) trop élevés. De plus, à cette époque, les bombardements massifs sur Tokyo n’ont en réalité pas encore commencé. Si les Japonais sont soûlés de récits guerriers victorieux contre ces « démons d’anglo-américains », la vérité est que la défaite est plus précise jour après jour. La possibilité de raids aériens alliés, chargés de bombes incendiaires, est de plus en plus certaine. Par voie de conséquence, sacrifier les animaux permet de créer un « choc psychologique » qui suggère aux civils l’éventualité d’un bombardement futur. L’Armée peut ainsi, de cette manière contournée, appeler la population à la défense, sans se départir de l’habituelle rhétorique triomphaliste et martiale.

 

Recensement des bêtes :

9 ours (ours du Japon, ours polaires, ours malais)

3 lions

1 tigre

7 panthères, guépards et léopards

2 serpents (1 python et 1 crotale)

2 bisons d’Amérique

3 éléphants (John, Tonky et Hanako)

 

Méthode de mise à mort :

La strychnine est fournie par les services de l’école vétérinaire de l’Armée. Mêlée à la nourriture, elle atteint son but, la mort de l’animal, dans la plupart des cas (ours, lions, léopards). Cependant, certains pensionnaires du zoo refusent de manger les rations empoisonnées.

Des mesures directes d’exécution ont donc été mises en place. On ne se résout pas à utiliser les armes à feu, de peur de « heurter les sentiments des résidents proches du zoo ».

Le python est décapité au scalpel.

Le crotale a la tête percée d’un câble, puis est traîné par le cou avec un fil de fer chauffé à blanc. Comme cela ne suffit pas, seize heures plus tard on le garrotte solidement avec un filin. Asphyxie.

Les deux bisons sont entravés dans des filets, puis achevés à coups de marteau et de pioche dans la boîte crânienne.

Les gardiens jettent des filins autour de la gorge d’un ours japonais (affaibli par trois jours de jeûne). Ils se mettent en groupe de cinq et tirent de toutes leurs forces jusqu’à suffocation de l’animal. L’opération est répétée sur un des ours polaires, avec un câble métallique.

Un piège étrangleur à lacet a été mis dans la cage de la panthère noire. La mort par asphyxie survient au bout de 4 minutes et 30 secondes. Même protocole pour le guépard.

Différents essais ont lieu afin d’abattre les éléphants. Ils refusent les pommes de terre empoisonnées à la strychnine. Une injection létale hypodermique est envisagée, mais la peau dure des pachydermes décourage les tentatives. Les jeux de cordes, qui se sont révélés si efficaces pour les autres mises à mort, ne résistent pas à la force des éléphants.

Cependant, ils doivent mourir. Quelles que soient les réticences ou les difficultés. C’est une question de force majeure. Une nécessité de la guerre.

Alors, même si cela doit prendre des semaines, on décide de laisser les trois éléphants mourir de faim. Du jour au lendemain, les repas sont suspendus. John, Tonky et Hanako croupissent dans leurs cages, leurs stéréotypies se font plus lentes, ils finissent par se figer ; ils vacillent, et s’effondrent. Au final, leur agonie aura pris un mois.

Et puis un jour, les Maîtres ne vinrent plus...


 

***


 

Et puis un jour, les Maîtres ne vinrent plus.

Nous attendons. Patiemment. D’habitude, il y avait une interruption dans l’espace de temps entre les visites. Visite égale nourriture. Mais à présent, rien. Personne. Nous attendons. Et nous commençons à avoir faim. Dans cette vie morne et éteinte, l’absence d’un événement est déjà un événement.

À la place, la sirène : meuglement sonore dans l’air, déchirure, agitation palpable, là-bas, au-delà du champ de vision. Mais ici, rien ne change.

La nuit est tombée. Une nuit froide et glacée. Bruine. Dans l’obscurité, notre faim grandit. C’est comme un acide qui nous ronge le ventre : comme si quelque chose mord à l’intérieur. Ça grignote. Nous crions, solitaires, dans le noir. Nous nous serrons les unes contre les autres, sans comprendre. Offrant la compassion de nos peaux frottées. Les yeux humides remplis d’ombre.


 

Puis vient le matin. Une petite aube blême, interminable. La lumière n’en finit plus de s’autoinfuser. La clarté se fait enfin, mais nous ne la remarquons plus.

Ce jour-ci encore, les Maîtres ne vinrent plus. La caresse du gant sur le museau. Les bauges remplies, les bouches qui mastiquent à grand bruit. Le contact rude des pompes métalliques qui viennent empoigner les pis, les tirent, soulagent la pression des mamelles en faisant gicler le lait. Le souffle de l’Autre, à la fois grand sur ses deux pattes, et minuscule face à notre corpulence de vaches. Aucune de ces sensations familières, pas toujours agréables. Plus rien ni personne. Incompréhension.

Alors, on attend. La faim est partout : dans la glu de la terre humide. Dans chaque goulée d’air. Dans le froid et la neige qui tourbillonne. On dirait un grand vol de papillons de toutes les couleurs qui s’échappent d’une grande plaine verte, verte à s’en faire péter les dents à force de brouter. La langue à présent a pris le goût métallique de la faim. Pâte molle, serpent de chair sec, elle tape contre le palais. L’obscurité revient.

Le lendemain, pas de Maîtres.

Titubantes, nous ne pouvions plus bouger : nous étions entièrement dépendantes des Maîtres pour la nourriture, alors que nous ne demandions presque rien pour vivre, juste de sortir de cette prison, juste mettre les pieds sur de la terre vivante... Si seulement ce loquet pouvait bien pivoter : nous serions libres. Et cette liberté que nous n’avions jamais poursuivie devenait la clé de la survie, car la liberté, c’était la nourriture, la bouillie tombée divinement sur les intestins, et mâchée encore et encore, elle revient, on n’en finit jamais de la digérer avec délices. Nous avons les pieds dans notre merde, nous la léchons avec application pour y trouver le souvenir nostalgique de l’herbe.

Le lendemain, pas de Maîtres.

Nous nous agaçons mutuellement, l’œil rendu fou par le manque. Ça grimpe, ça ne s’arrête plus : nous sommes terrassées par la faiblesse, le temps devient un ennemi, un ennemi implacable. Là où nous explorions doucement les domaines de la satisfaction (le grand pré, l’herbe toujours abondante, le manger, le manger), nous avons à présent perdu la seule chose qui nous faisait exister. Nous sommes devenues tronquées, diminuées. Certaines tapent du museau contre la palissade, espérant la briser. D’autres se sont abîmées dans la contemplation interne de pâturages infinis et abondants, obsédées par l’image vivante de l’herbe, du foin frais, elles claquent des mâchoires. Bruit sec, bientôt imité. Et ce bruit nous rappelle la béance, la nourriture lointaine. Toutes nous sommes touchées, liées solidement, garrottées entre nous par notre famine insupportable.

Les hallucinations reviennent. Du foin, la chaleur qui coule dans le gosier. Absence. Froid.

Et par trouées, la colère, terrible, insondable : nous meuglons encore et encore, tentant d’extirper la bestiole qui nous dévore les tripes, de casser la mélodie fade de la faim. Les jambes sont de plus en plus faibles ; la respiration, entrecoupée.

Nous avions l’impression de nous enfoncer dans le sol. Nous tombions ; naufrage lent, vol plané interminable sur place. D’aucunes se tapaient la tête par terre. Nos meuglements redoublaient d’intensité, nous nous remplissions de nos cris solitaires, désespérés, furieux. À manger. À manger. À manger. Rampant le long d’un couloir sans fin de temps, glacées, agitées, suppliantes, nous tanguions contre la nuit. Certaines étaient déjà mortes. Nous n’avions jamais autant aimé et détesté les Maîtres, ils nous avaient abandonnées, qu’avions-nous fait, le monde est un grand cri noir, les mamelles sont des clous remplis de lait caillé, la peau se rapproche dangereusement des os, organes tourmentés, impossibilité de se tenir debout, des aiguilles dans l’estomac, la queue comme dernière corde de survie. Tout autour : des bruits de chute.


 

... Je suis restée la dernière debout.

Je passe ma dernière nuit. Je suis épuisée, la tête lourde comme les pierres, la pensée déjà revenue à l’immobilité, les sensations englouties dans l’empire énorme de la faim. Je n’ai déjà presque plus de voix. Ce n’est plus des appels à l’aide, c’est déjà une élégie, un service mortuaire ; et en même temps, mes hurlements sont la dernière preuve que je vis encore, qu’il y a encore une épine de vie, une petite étincelle qui continue de lutter, par-delà le froid intense, les frissons, les montées de bile, les yeux vitreux rendus au néant. Ma voix est le dernier crampon qui me rattache au monde : si je me tais, je meurs. Alors je meugle, de plus en plus faiblement.

Puis ma voix mourante s’éteint tout à fait. Elle avait été en fin de compte anéantie par la mastication lente et interne des milliers de dents dans ma gorge. L’équilibre me quitte. Je bascule lourdement sur le côté. Le nez dans la boue, je sens que la galaxie est un champ d’herbe, verte, fraîche, couverte de rosée, une couleur éclatante, lumière céleste qui me fait courir la peau de spasmes. Et sous mon regard extasié, je vois très nettement une masse immense élevée dans l’air pulvérulent : un Himalaya de charognes, entassement monstrueux de centaines de milliards de semblables, gros ou petit, éléphants ou musaraignes : animaux amaigris, le poil détruit, la peau malade, les yeux chassieux, harcelés par les mouches, aveugles, frappés, torturés, façonnés, à jamais crevés par la main même de l’Autre. Partout, dans cette Arche inversée, on trouve les mêmes traces, les mêmes stigmates : l’incompréhension, le regard qui se dérobe, le sang qui coule, la panique et la mort, les cris, les machines. La frénésie puis le renoncement, la vie qui fuit de partout, des pores, des yeux, de la gueule, de l’anus, du cou, ventres ouverts par les infinités des lames. Face à cette montagne de chair fermentée, lourde et odorante, je ferme mon regard et mon esprit.

Et je meurs enfin.

 

***


 

Et après.

Sous le vent qui recourbe les graminées redevenues sauvages, le ciel gris commence silencieusement à pisser. Une vaporisation plutôt qu’une pluie, à vrai dire.

Mme Morita regarde la bouverie de la ferme Tanaka. Les bêtes sont toutes mortes. Toutes. Il y a ici plusieurs dizaines de vaches. Dinosaures échoués, la gueule dans la boue, la langue jadis tirée fondue dans la terre. Elles pourrissent. C’est ce qu’est devenu Iidate-mura : une ruine, un cimetière, où la vie se retire. C’est comme cela ici, et c’est pareil ailleurs.

Un chien maladif passe honteusement sous la bruine. Abrité dans l’auvent du hangar, Mme Morita l’appelle gentiment, en patois du nord, celui-là même qui n’est plus parlé par les jeunes.

(Et maintenant, il n’y a même plus de jeunes... Une débandade généralisée devant la menace. Dans un petit nombre de villages de la région, il reste juste encore une confrérie de vieux et vieilles revenus ici pour mourir. Sur le terrain même de leurs familles. Les dernières sentinelles, le visage ravagé et le dos cassé. Un sourire de torturé au coin des lèvres, pourtant. Mme Morita est de ceux-là).

Elle pose l’écuelle par terre, en continuant d’appeler le chien. L’animal, les yeux agrandis et les pattes emmêlées, se précipite. Il mange goulûment, avec bruit. Elle passe la main dans la fourrure sale et constellée de croûtes.

Celui-là a de la chance. Il est encore vivant. On a retrouvé des dizaines de chiens crevés de faim et d’angoisse dans les maisons abandonnées : incapables de sortir. Un chien s’est presque sectionné la carotide à force de tirer sur son collier pour se libérer. Il avait la gorge à vif, charnue comme des génitoires de femme. Il avait fini par mourir, évidemment. Obscène dans sa pose mortuaire. Il y a les carcasses de chats aussi. Les griffes en sang à force de gratter la porte pour sortir. Et les milliers de bœufs, les milliers de porcs, les centaines de milliers de poussins devenus une mélasse jaunâtre dans les hangars d’élevage. Tous morts de faim et de soif, s’étant débattus jusqu’à l’extrême de leurs forces.

Tout cela, Mme Morita l’a vu. De même qu’elle a entendu les messages officiels :

C’est un cas de force majeure. Il n’y a pas d’autre choix que d’enfermer les animaux, pour les empêcher de disséminer la contamination partout. Il est strictement interdit de les toucher, ni d’ouvrir la porte de leur enclos. Pour limiter la contamination, pour la sécurité de la population, il est nécessaire de laisser les bêtes enfermées mourir en douceur. Pour préserver notre futur à tous.

Elle était venue trop tard. Évacuée à toute force lors de la catastrophe, elle n’avait décidé de se rapatrier dans sa vieille maison que des semaines après. Tous les élevages étaient à ce moment devenus des dépotoirs de charognes. Si elle était venue plus tôt... Juste un loquet à pousser, et les vies auraient été sauvées. La culpabilité lui essorait le cœur.

Alors à présent, elle préfère arpenter la Zone pour nourrir les animaux survivants. C’était toujours mieux que de se décomposer, enfermé, dans des préfabriqués mal isolés, où certains évacués, des personnes âgées comme elle, sans famille, sans maison, sans aucune perspective que le décès, attendent patiemment que le temps passe en rêvant infiniment de réunions de famille, pleines de miel et de petits-enfants, avec la léchure du vent, la caresse de l’extérieur.

Derrière, Mme Morita entend des pas. C’est le journaliste de la NHK, qui a tenu aujourd’hui à venir avec elle. En bottes blanches, sans masque, la casquette sur le crâne. Il regarde son instrument de mesure. Puis il dit à la caméra : « ici, les niveaux sont comparativement bas ».

Mme Morita a le regard qui flotte. Elle aperçoit là-bas, sur le parking abandonné, un troupeau de moutons qui circule sur l’asphalte. Elle les connaît bien. Les ovins ont été rendus à la liberté, et donc à la vie, par un éleveur plus miséricordieux que les autres, à l’heure de l’évacuation. En deux ans, aucun agneau n’a pu naître : les fausses couches monstrueuses se sont multipliées. Seule a vu le jour une petite bête chétive, incapable de tenir sur ses pattes, la fourrure comme brûlée au napalm, le museau déformé. Elle n’a pas vécu. Mme Morita l’a enterrée dans le jardin de sa maison (au niveau comparativement bas aussi). Ce jour-là, sans qu’elle sache pourquoi, elle avait longuement sangloté sur la tombe improvisée. Allons, ce n’est qu’un mouton...

La vieille dame met sa main osseuse et tordue sur le dos du chien qui finit de lécher l’écuelle. Elle le caresse gentiment. L’animal est troublé : sur sa fourrure passe le souvenir d’un temps ancien, enfoui, où l’Homme était présent, où l’animal connaissait et appréciait sa présence. Où le regard de son maître sur lui le faisait exister, vibrer au monde. Il remue la queue. Il sourit presque. Accroupie, Mme Morita lui souffle à l’oreille :

« Vis, toi. Vis. »

Les yeux de la vieille dame s’humectent. Ils sont chauds et mobiles dans le visage plissé, semblable à celui d’une tortue.


 

On entend au loin, sous la pluie, la sirène de la centrale. La terre se met à trembler un peu.


La Guerre a recommencé. Si elle a jamais cessé.

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Une analyse critique des données concernant les rejets des eaux radioactives de la centrale de Fukushima Daiichi initiés en août 2023, dossier réalisé par la CRIIRAD qui tente de répondre à ces questions : Quels sont les principaux défis auquel est confronté l’exploitant de la centrale ? Quels sont les éléments radioactifs rejetés dans le Pacifique ? Les produits issus de la pêche sont-ils contaminés ? Est-il légitime de banaliser le rejet d’éléments radioactifs, notamment du tritium, dans le milieu aquatique ? Qu’en est-t-il en France ?

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