Jean-Marc Royer a écrit Le monde comme projet Manhattan. Des laboratoires du nucléaire à la guerre généralisée au vivant, (traduit en espagnol, bientôt en italien, épuisé en français, mais l'auteur cherche un nouvel éditeur) et de « Carnets de guerre » disponibles sur les sites fukushima-blog.com et autrefutur.net. Une fois n’est pas coutume, éloignons-nous de Fukushima Daiichi et découvrons cet entretien inédit sur « la banalisation radicale du mal ».
Hanna Arendt en 1944 et Günter Anders en 1949 (composition d’après une photo de Fred Stein (à gauche) et d’un photographe inconnu)
Sur la base de vos travaux, vous écrivez, vous inspirant d'Hannah Arendt, que « l'industrie nucléaire est une « banalisation radicale du mal », pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
Jean-Marc Royer : Cette affirmation repose sur une recherche dans trois domaines : l’élaboration des faits, leur analyse et une réflexion philosophique. Accéder aux faits n’est pas si facile, surtout à l’heure de la post-vérité issue des Gafam : en outre, les contre-pouvoirs qui faisaient ce travail se sont évanouis et le nucléaire touche à un « domaine réservé » des États dans un contexte historique où perdure ce que j’appelle un « négationnisme » à ce sujet. Je suis donc allé examiner les archives états-uniennes pour comprendre ce qui s’était réellement passé au début l’ère nucléaire avec le projet Manhattan. J’ai entre autres choses découvert qu’avant Hiroshima, le 16 juillet 1945 dans l’État du Nouveau Mexique, lors de l’explosion d’une première bombe au plutonium appelée « Gadget », le rebond d’intensité des radiations sur site quinze jours après montrait que les radionucléides avaient fait le tour de la Terre. Autrement dit, à partir de ce jour, tout le vivant, à des degrés divers, fut atteint et en toute connaissance de cause. Cette expansion radioactive globale fut ensuite confirmée par l’analyse des carottes glacières antarctiques dans lesquelles chacune des centaines d’explosions atmosphériques suivantes ont laissé leurs empreintes. Aujourd’hui, même l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire – qui est le « bras armé » de l’Autorité de sûreté nucléaire – publie des cartes donnant à voir la « trajectoire circum-terrestre d’un panache radioactif consécutif à un essai nucléaire ». Sans pouvoir entrer dans les détails de cette caractérisation ici, le nucléaire doit donc être compris comme un crime contre l’Humanité et un écocide. En faire l’impasse serait une grave erreur politique, philosophique et théorique.
Ce qui était vrai en 1945 pour une bombe de quelques kilotonnes le fut, ô combien, pour l’explosion de bombes mille fois plus puissantes ou lors des disséminations dues à l’exploitation des réacteurs et à leurs premiers accidents majeurs, dès 1957. Mais cette connaissance avérée n’a en rien freiné le développement du nucléaire, au contraire. C’est en partie cela, la « banalité du mal » moderne décrite par Arendt à propos du nazisme : un crime de masse commis par des personnes – scientifiques, militaires, responsables politiques – qui « font leur part » dans une division infinitésimale du travail, caractéristique essentielle du capitalisme thermo-industriel. Avec le nucléaire, cette banalité du mal est devenue « radicale » car pérenne, universelle et attentatoire aux fondements même de la vie, y compris génétiques. Alors que donner une sépulture aux êtres humains décédés caractérisait un pas supplémentaire dans le processus d’hominisation depuis Néandertal, cela ne fut pas possible et ne le sera jamais pour les dizaines de milliers de personnes volatilisées en une seconde à Hiroshima ou à Nagasaki : il y eût là une régression inédite dans notre histoire. Comme l’a fait remarquer Günther Anders, face à l’ampleur d’un cataclysme qui dépasse largement notre entendement et notre psyché, chaque être humain tend à se protéger ; mais c’est malheureusement en grande partie sur ce refoulement que s’appuie le « négationnisme nucléaire » des institutions internationales et des Etats. En outre, avec le nucléaire nous touchons au plus profond de la civilisation capitaliste thermo-industrielle, à son l’essence, c'est-à-dire la mort.
Comment cela ?
Pour le saisir, il faut entreprendre un long détour afin d’intégrer l’avènement du nucléaire dans l’histoire longue. Je ne peux le faire ici qu’au prix de raccourcis simplificateurs, mais essayons. Entre 1850 et 1900 en Occident, nous assistons à une convergence entre le développement des grandes industries du capitalisme, celui des États-nations et du mode de connaissance scientifique moderne. Celui-ci se distingue des formes anciennes de connaissance par ses trois éléments constitutifs : la réduction mathématique et géométrique du monde en écartant le sensible ; la preuve expérimentale avec Lavoisier ; la validation par les « pairs » sous la forme de revues à comité de lecture (Science, Nature) ou de congrès internationaux [1]. La philosophie et les savoirs ancestraux sont alors écartés par une nouvelle vérité qui se veut exclusive et universelle : la vérité scientifique.
Accumulation faramineuse du capital, État-nation moderne, institutions de la connaissance scientifique : c’est ainsi qu’une nouvelle civilisation advient sous l’impulsion de cette « triple alliance » de fait. Les rapports sociaux anciens s’en trouvent profondément bouleversés, ce qui peut être résumé par la formule : « le progrès, c’est gouverner les humains comme des choses » afin d’en tirer le maximum. Il s’en suit une formidable prolétarisation (Marx), c’est à dire un dessaisissement de l’être qui, « corps et âme », ne s’appartient plus, ce qui est redoublé par l’intériorisation d’un Imaginaire rationnel-calculateur qui s’oppose radicalement à la vie.
Quoi d’étonnant à ce que l’eugénisme naisse à ce moment-là et devienne rapidement populaire, notamment dans certains pays anglo-saxons, nordiques ou protestants ? Ce sont d’abord les animaux qui ont été sélectionnés de manière scientifique par l’American Breeders Association qui possède depuis 1903 une section d'eugénisme où collaborent biologistes, médecins, chirurgiens et sociologues. Dès 1909 en Indiana, puis ailleurs, des lois permettront de ficher des milliers de familles et leurs ascendants afin « d’améliorer » leur hérédité et celle des habitants du comté.
De l’organisation scientifique de la sélection à celle du travail (à la chaîne), l’écrivain Upton Sinclair en racontera la violence extrême, dans son roman La jungle (1905) qui se déroule dans les abattoirs de Chicago où sont quotidiennement acheminés par wagons à bestiaux des milliers de bêtes depuis tout le pays. C’est une violence faite aux animaux et aux hommes : lorsqu’un accident se produit, on ne retire pas les corps humains tombés dans les cuves de Corned Beef afin de ne pas arrêter la production. Autrement dit, à l’ère du capital, rien ne se perd, rien ne se créée, tout se transforme… en plus-value.
L’eugénisme de masse, les corps traités industriellement, sont les prolégomènes du nazisme dès le début du siècle. Avant même Auschwitz-Birkenau, il y eut en 1904 les camps de la Mort Namibiens ou Eugène Fisher (l’inspirateur de Mein Kampf, le professeur de Mengele et l’ami fidèle de Heidegger jusqu’à sa mort) faisait déjà des expériences sur le corps des africains et trente ans après l’Aktion T4 (1939-1941), un programme qui a réduit en cendres des dizaines de milliers « d’incurables, improductifs et nuisibles », sélectionnés par des médecins. Pour que ceux qui ont prêté le serment d’Hippocrate en arrivent au meurtre de masse, il faut certes que des institutions les aient enrôlés, mais il faut également comprendre qu’ils étaient mus par un puissant Imaginaire qui les y poussait, c’est-à-dire un imaginaire structuré par la rationalité calculatrice qui est structurellement transgressive par rapport à la vie.
Les crimes d’Hiroshima et de Nagasaki furent partout fêtés comme une « révolution scientifique majeure », sauf par Albert Camus. En 1965, certains souhaitaient même l’ouverture d’un second canal de Panama grâce à 300 explosions nucléaires [2] ! Nous refusons encore de voir à quels abîmes le culte de la mort porté par la synergie « Capital – État – mode de connaissance scientifique moderne » nous a déjà conduits. Or, le nucléaire – parce qu’il intègre la relativité et la physique des particules – est le fils aîné de la science du XXe siècle et l’expression ultime de la civilisation capitaliste.
Comment comprendre dans ces conditions que des écologistes, éventuellement sincères, soit, tergiversent pour en finir avec la production électro-nucléaire « d'ici 2045 » (Jadot), soit, au pire, y sont dorénavant favorables, au nom de la lutte contre le réchauffement climatique ?
Pour plusieurs raisons, difficiles à expliquer en quelques mots, le mouvement anti-nucléaire des années 1970 n’a pas qualifié le nucléaire de crime contre l’Humanité accompagné d’un écocide en tant que tels. Cela aurait évidemment donné une tout autre dimension philosophique et politique à cette lutte. Malheureusement, ce type de carence dans l’analyse perdure à présent : par exemple, rien de sérieux n’a été entrepris pour démonter la fable d’une « énergie nucléaire verte ou décarbonnée ». En conséquence de cette lacune, il y a dorénavant peu de différences entre certains écologistes et nos nucléocrates européens : les uns et les autres croient à une « transition verte » dans laquelle se discute la place et la proportion du nucléaire, soit une démarche gestionnaire typique du capitalisme. Cela illustre à quel point il est difficile de nous déprendre de l’imaginaire rationnel-calculateur que véhicule cette civilisation, laquelle sera sans doute aussi la plus courte de toutes celles vécues par les êtres humains. N’oublions pas qu’entre sa cristallisation et l’accomplissement de son essence - Auschwitz et Hiroshima – il ne se sera passé qu’un demi-siècle dont une « guerre de Trente ans » (1914-1945) comme le disent les historiens Éric Hobsbawm et Enzo Traverso. Une guerre industrielle, totale et mondiale débutée dans les tranchées, et qui, bien au-delà d’une simple brutalisation des mœurs comme l’avance George Mosse, a engendré des millions de morts, d’immenses régressions et les effondrements sociétaux que l’on sait. Les psychés, le psychisme, la pensée, les vies, la vie ont été défaites, ce qui n’a pas favorisé la prise de conscience de ce qui se passait à ce moment-là… D’où ce qu’on a appelé « les années folles ». Il est grand temps que nous reprenions les fils de cette histoire, y compris dans et par l’élaboration théorique.
Et ce d’autant plus que, dans vos « carnets de guerre » à propos de la situation en Ukraine, vous écrivez qu' « un désastre nucléaire est d'actualité en Europe ». Que se passe-t-il en Ukraine en ce moment ? La situation est-elle si grave que cela ?
Précisons tout de suite que je n’ai aucune sympathie pour l’Otan, les Etats-Unis ou les responsables de ce que j’ai appelé la contre-révolution internationale des néolibéraux qui a empêché les peuples de l’Europe de l’Est de devenir maîtres de leur destin après la désagrégation de l’URSS. Mais ce qui se passe en ce moment en Ukraine est tragique, à plusieurs titres. C’est une guerre d’invasion à caractère génocidaire, avec son lot de déportations, de crimes de guerre, et qui comptait, à la fin de l’année 2022, plus de cent-cinquante mille morts civils et militaires. Et pour la première fois depuis 1945, un pays qui possède l’arme nucléaire en a envahi un autre sur le territoire duquel il y a quatre centrales, dont la plus puissante d’Europe, celle de Zaporijia, et celle de feu-Tchernobyl avec sa « zone interdite », fortement contaminée.
Une situation de guerre est excessivement instable, de tous les points de vue : un petit incident (par exemple un obus atterrissant sur un réacteur ou sur un pays non belligérant) peut avoir des suites inattendues, lesquelles peuvent à leur tour entraîner de lourdes conséquences, d’autant qu’en Ukraine le front s’étire sur près de mille kilomètres. En réalité ce front va de la mer Baltique où le gazoduc Nord-Stream 2 a été saboté, à la mer Noire avec des points extrêmement sensibles comme le couloir Suwałki (qui joint la Biélorussie à l’enclave russe de Kaliningrad), le pont de Kertch, « l’enclave » de Transnistrie etc. Beaucoup de conditions sont donc réunies pour que cela dégénère.
L’imprévisibilité accrue du pouvoir à Moscou ajoute à ces importantes incertitudes. Sans trop entrer dans les détails, disons que durant l’ère soviétique, du moins après 1953, il y avait certes un seul et unique « secrétaire général » représentant le politburo, mais au moins parlait-il au nom ce celui-ci après « délibération » ou dans la ligne édictée par le parti. Ce n’est plus le cas : suite à la décomposition de l’URSS, le pouvoir est détenu depuis 24 ans par un chef de clan qui a peu à peu mis au pas les oligarques, les siloviki (armée, polices et autres services) et assuré l’intangibilité de son pouvoir par la force, l’argent, la distribution des postes et le rappel à l’ordre en cas de besoin [3]. Il n’a notamment jamais accepté de perdre une guerre jusqu’à présent, car c’est la loi du milieu qui règne : si le chef est en échec, il sait que ses jours sont comptés.
Or, si le pays ou l’armée russe se retrouvaient dans une situation de défaite inévitable, nul ne peut dire quelle sera la réaction du chef, car nul ne le contrôle, pas même son premier cercle. Les conditions sont donc réunies pour que la situation dégénère, c’est pourquoi demeure hélas d’actualité la déclaration de Stéphane Audoin-Rouzeau : « La porte du feu nucléaire est ouverte depuis le 24 février 2022 en Europe, et à ce jour, elle n’a pas été refermée [4]. »
22 novembre 2022, relu en janvier 2023.
[1] Cf. à ce sujet « Capital et mode de connaissance scientifique moderne : un imaginaire en partage », in autrefutur.net.
[2] Serge Berg, à la tête de la rubrique scientifique de l’AFP, dans Sciences et Avenir n° 222, août 1965.
[3] Depuis le début de l’année 2022 quinze dirigeants économiques russes ont été retrouvés « suicidés » ou « accidentés ». Source : Wikipédia, « Oligarchie russe ».
[4] Stéphane Audoin-Rouzeau, « L’Europe dans la tourmente », France Culture 11 juillet 2022. Audoin-Rouzeau qui disait déjà depuis mars « Nous n’avons pas pris la mesure de l’évènement guerrier qui vient de s’ouvrir » dans Médiapart du 15 mars 2022.
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Entretien initialement prévu pour le journal La Décroissance (questions : Denis Bayon) non publié faute de place suffisante.