Après Les Maîtres ne vinrent plus, Ludovic Klein propose ici une courte nouvelle fantastique, onirique, et effrayante, sur ce qui continue à vivre en secret après la catastrophe.
Nouvelle également parue en juin 2013 dans l'anthologie de nouvelles Sales bêtes, aux Editions des Artistes Fous.
Illustration par Cham
Le deuxième événement
Ludovic Klein
Tu étais en train de vaquer à tes occupations familières, quand le premier événement eut lieu.
Un matin ensoleillé, caresse de chaleur sur le pelage. Nonchalance du pas dans les rues odorantes. Le monde est senteur, et toi, Shiro, le petit chat blanc, tu vis par cela. Toujours le vent change, et toujours de nouvelles sensations viennent te chatouiller le museau. Toutes directions possibles. Queue balancier, yeux mobiles ; toucher l’inconnu du nez, de la patte. Fuir, mordre si nécessaire. Nourriture, partenaire sexuel, combat, jeux et repos. La suite le jour d’après.
Mais il y a cette lueur qui envahit le ciel. Et cette chaleur insupportable qui balaie les rues, racornit les maisons, pétrifie les gens ; l’asphalte devient brûlant. Il y a quelque chose qui explose devant toi, une grande explosion lente et assourdissante, qui a pris la place des nuages, du soleil. Tout tremble. Et en cet instant, sans que tu comprennes, la langue de flammes est sur toi.
Tu brûles, tu es emporté dans ce feu primordial, celui issu de la désagrégation des atomes, matière, force pure. Ton poil se racornit, tu es changé en un instant en petite boule qui se consume, se consume. Tu t’effondres en cendres, comme les autres. Mais le souffle a été le plus fort : derrière toi, sur le mur, il y a une silhouette, ton ombre, soigneusement décalquée. La queue dressée, la gueule ouverte en signe d’hostilité. Tout a été reporté sur le mur. Le brasier t’a tiré le portrait, grand flash, vacillement de l’univers, transgression.
La ville est détruite.
Mais les électrons vibrent encore. La silhouette noircie se détache, tombe à terre. Un rayon de soleil la disperse, comme du vent sur un pissenlit.
La ville reste dans le noir. Obscurité qui dure, grande plaine vide, émaciée, sous la nuit ; les cris des survivants. « À boire, à boire ». Les visages ont fondu. Les corps sont couverts de plaques noires, impossibles à gratter même au couteau. La cité a été aplatie, réduite à l’état de crêpe ; sur le fleuve flottent des cadavres. On erre, vidé, récuré à la soude, les pas comme des aiguilles. Douleur égale au ciel, écrasement.
Petit à petit... Combien de temps ça prend ? Des mois, des années. La ville se reconstruit. On a enterré, on a pleuré, on a été endeuillé. Mais il y a d’autres nécessités sur cette terre triste. Survivre, se remettre debout, réapprendre. Ne pas lâcher. Et puis la lumière revient : la nuit se peuple. Les échoppes de nouilles sont les premières. Petits groupes électrogènes. Le soir, le cuisinier voit dans la lueur de sa lampe à arc affluer tous les chats du quartier. Parmi eux, un fauve comme il n’en a jamais vu : une pelure vibrante, en mouvement, chaque poil indépendant, comme mû par l’électricité statique. Il semble continuer de brûler intérieurement. Il a la même expression crispée. Il ne mange pas les restes donnés généreusement par le cuistot fourbu.
Puis l’éclairage revient. On souffle : on n’est plus tout seuls sous la voûte des étoiles. La grande ville se repeuple, allons, ce n’était qu’une épreuve, on se serre les coudes, et on travaille à reconstruire. Les voitures, les trams, les néons, ça recommence à grésiller. Avec acharnement, pied de nez, on peut le faire.
Mais dans les recoins mal éclairés, il y a ce contour de chat qui s’épaissit de nuit en nuit. Certains l’ont déjà vu : un chat, un chat, ici, vous n’avez pas vu ? On s’interroge, il a été aperçu, juste un frisson, fatigue peut-être ?
Mais ce n’est pas comme au début, il ne se laisse pas approcher. Il s’est fait timide.
Et pourtant, il revient sans cesse se dorer à la lumière des lampadaires. Présence discrète et toutefois indispensable. Ouvrant leur porte, les habitants lui laissent une tranche de lard, un reste de poisson. Mais il n’y touche pas. Il se contente de sauter de mur en mur, il les traverse, drôle de petit être en fil de fer bariolé, néon tordu, passager de la brique, du papier, du bois, du béton : toutes les surfaces sont poreuses pour ce félin désincarné. Il devient légende, plaisante légende, lorsque les marchands matérialistes de toutes sortes ont envahi l’espace.
Ça s’agrandit. Des résidences succèdent aux résidences. Comme les séismes sont nombreux, on construit ; puis on rase, et on reconstruit. Papier mâché contre le remous de la terre. Mais ça brille de plus en plus : enseignes, pancartes, avertissements, achetez, STOP, feux, traversez, cigarettes, MANGEZ, distorsion, festival de couleurs, le chat se régale, les orchidées de lumière trouent la nuit, répliques modestes et maîtrisées de la fleur atomique qui a tout ravagé, il y a de cela des années. Mais le spectre reconnaît, de manière confuse et sensible, la même vibration, la même force dans les lumières de la ville. La déperdition permanente d’atomes comme foudre et sang urbain, irriguant de ses veines toute l’activité humaine.
Le temps a passé. Le chat devient de plus en plus brillant : il s’est nourri des paillettes, des halos, des fanaux. Quand la nuit tombe, du corps bulbeux et inerte des lampadaires, sortent des chrysalides de lumière, et le chat insaisissable vient s’y attarder, s’y réchauffer. Il est diffusé dans toute la ville maintenant, on jurerait l’avoir vu partout, il est devenu un organe, ou alors la partie pour le tout, une énigme, tapie dans les ténèbres, devenant un continent de fibres la nuit. Ça palpite, ça danse, dans son cœur immatériel.
Et puis, un beau jour, tant d’années plus tard, la terre tremble, une usine explose au nord, tout le courant est coupé. D’un seul coup, la ville se retrouve dans l’obscurité la plus complète. Les plus vieux des enfants de vieux se souviennent de quelque chose : il y eut un instant tel, dans l’histoire de la cité. Mais tout le monde a déjà oublié la grande plaine réduite à néant par le feu nucléaire, les anatomies constellées de chéloïdes, l’énorme brûlure, déferlante de suie et d’horreur qui avait avalé la ville d’un seul coup, il y a de cela des décennies, presque un siècle, on plisse les yeux en tâchant de se rappeler.
Mais ce que l’on voit, c’est au milieu de la ville, comme une bouche de flammes en mouvement, un chat, gigantesque, chaque poil est une mèche de canon, son cœur est un creuset de combustion, ses yeux sont les opales de la nuit, il respire, et à chaque inspiration, le temps semble défaillir. Il a grandi, il a aspiré toute la chaleur électrique. Car lui n’a pas oublié ; et vous, vous vous retrouvez coi, devant l’effondrement programmé, ô combien programmé, la date butoir contre laquelle est venue comme prévu se briser la vague de tous vos efforts et plaisirs :
Et ouvrant une gueule de lave comme un four, d’un coup de mâchoire, il les engloutit tous.