L’ingénieur nucléaire Kenichi Ohmae a développé récemment dans les colonnes du Japan Times une analyse très critique sur l’explication officielle donnée par le gouvernement japonais à la catastrophe de Fukushima. Bien évidemment, il ne s’agit pas du point de vue d’un écologiste, mais d’un scientifique ébranlé dans ses convictions premières. La publication de cet article est intéressante pour comprendre à quel point le mythe nucléaire est en train de se fissurer.
De plus en plus d’ingénieurs élèvent la voix pour prévenir des dangers encourus. Ce que préconise Kenichi Ohmae est assez simple, mais cela est très coûteux. Si l’on appliquait ses recommandations, il serait vite démontré que cette énergie n’est pas rentable. On sent qu’il croit encore à cette énergie, malgré une « erreur fatale » toujours possible. Mais les hommes ont-ils aujourd’hui d’autre choix que de viser la sécurité maximale ? Avec 440 réacteurs nucléaires répartis sur la surface de notre Terre, il est certain qu'il nous reste à maîtriser ce que nous avons créé. Tous réacteurs déchargés cela s’entend.
Fukushima : il est dangereux de se fier aux probabilités
Kenichi Ohmae
Article publié dans le Japan Times le 18 avril 2012
sous le titre original : "Fukushima : Probability theory is unsafe"
Traduit de l’anglais par Laurienne Bernard-Mazure pour le Réseau "Sortir du nucléaire"
Extrait
(…)
« La fusion des réacteurs de Fukushima Daiichi a anéanti de nombreux mythes entretenus de longue date.
Alors que le combustible fondu se frayait un chemin à travers la cuve et que la coulée de "magma" faisait fondre à son tour le fond de l’enceinte de confinement, d’énormes quantités de gaz et de particules de fission furent relâchées dans l’eau et dans l’air.
L’enceinte de confinement s’est avérée incapable d’assurer le rôle qui était censé être le sien pour faire face à ce type de fusion. Pour en revenir aux discussions publiques initiales sur la construction de ces premières centrales, aucun des dispositifs de sécurité tels que le système de refroidissement d’urgence (ou ECCS, pour "Emergency Cooling Systems"), les injections d’acide borique, etc. n’a fonctionné à Fukushima en 2011. Ce que l’on constate, malheureusement, c’est que même les dispositifs mis en place pour parer aux urgences les plus graves sont tributaires de la disponibilité du courant électrique, qu’il soit continu ou alternatif.
Dans le cas de Fukushima, la panne de courant fut totale sur une période prolongée, et la fusion complète des réacteurs ne put donc pas être stoppée.
Ce que je recommande est très simple : lors de la conception d’un réacteur nucléaire, on ne doit pas faire d’hypothèse sur la probabilité des risques. On doit se préparer à refroidir le réacteur pour pouvoir le mettre à l’arrêt avec au minimum un système de soutien électrique fiable ainsi qu’une source froide. Cela signifie que l’alimentation électrique d’urgence doit provenir de plusieurs moyens et lieux différents, et que la source froide ne doit pas dépendre uniquement du réseau d’eau habituel, mais aussi de l’air et de réservoirs d’eau de rechange.
Si ces conditions sont réunies, alors le réacteur peut être assuré non seulement contre les catastrophes naturelles, mais aussi contre celles dues à l’homme, comme un sabotage, un crash d’avion ou une attaque terroriste.
L’explication officielle donnée par le gouvernement japonais à la catastrophe de Fukushima se borne uniquement au fait que nul ne peut prévoir une catastrophe naturelle de grande ampleur. Ce point de vue restreint empêche le reste de la planète de faire attention aux leçons à prendre en compte pour rendre le monde plus sûr. De nombreux pays dépendent de l’énergie nucléaire et cependant ces mêmes pays, parce qu’ils n’ont pas à s’inquiéter de risques sismiques ou d’éventuels raz-de-marée, supposent que ce qui s’est passé au Japon le 11 mars 2011 ne les concerne pas. Cela pourrait devenir une erreur fatale.
Il faudrait examiner chaque réacteur nucléaire avec en tête la possibilité d’une panne de courant et d’une perte de refroidissement, sans s’occuper de la cause de l’accident. Les réacteurs sont tous construits selon les mêmes hypothèses de probabilités. Cette manière de raisonner s’est développée dans les années 1970 en vue de gagner l’accord du public pour l’énergie nucléaire, difficile à obtenir sans cela. Tout autour du monde, ingénieurs, ouvriers et gouvernements pro-nucléaires ont eu besoin d’assurer au public en face d’eux la sûreté de l’énergie nucléaire.
Avec le recul apporté par Fukushima, les ingénieurs que nous sommes devons relever le défi d’envisager à nouveau, de façon approfondie, la pire situation possible, telle une perte totale de courant et de source froide sur une période prolongée, et à travailler ensemble afin d’y remédier. »
(…)
Remarque : aujourd’hui, les ingénieurs du monde entier devraient relever d’urgence le défi de retirer le combustible des piscines des bâtiments réacteurs n° 4, 3 et 1 de Fukushima Daiichi.
Qui est Kenichi Ohmae ?
Ingénieur nucléaire et doyen de la Business Breakthrough University, il est l’un des fondateurs de la pratique du conseil stratégique économique des entreprises. Auteur de nombreux ouvrages, dont "The Borderless World" ("Le monde sans frontières"), il a également rédigé un rapport détaillé sur la catastrophe de Fukushima, remis en décembre 2011 au ministre japonais de l’énergie nucléaire et de l’environnement.
--------------------------------------------
Sur le même sujet de la sécurité :
A propos des évaluations faites sur les centrales nucléaires françaises
Synthèse et commentaire des inspections conduites par l'ASN en 2011
A propos de la probabilité et des risques : article de François Diaz Maurin
L'incertitude comme limite à la maîtrise des risques
Photo d’entête : unité n°3 de Fukushima Daiichi (source Japan Time)
.