Dans l’article qui suit, Jean-Marc Royer met en lumière la stratégie du village nucléaire international qui, pour semer la confusion, a créé une « commission d’investigation » dont le but est de contrecarrer les conclusions impartiales de la commission indépendante nommée par la Diète. Mais qu’appelle-t-on au juste « le village nucléaire international » ? C’est l’ensemble des structures publiques ou privées qui ont un intérêt commun au développement de l’utilisation de l’énergie nucléaire. On distingue son contour dans la conclusion d’un communiqué de presse de l’Agence de l’OCDE pour l’énergie nucléaire (AEN) du 10 juin 2011 : « Les autorités réglementaires des pays membres du G8, de l’AEN et des pays associés ont réaffirmé leur engagement à travailler ensemble à l’échelle internationale. Elles sont persuadées que, malgré son caractère dramatique, la situation [à Fukushima] permettra à terme de renforcer la sûreté nucléaire internationalement. La conférence ministérielle de l’AIEA qui se tiendra fin juin, est la prochaine étape importante d’un ensemble d’actions qui améliorera la sûreté nucléaire au niveau mondial ». On y retrouve donc les pays du G8, les 34 pays membres de l’OCDE et les états associés, à savoir l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde, la Roumanie et l’Ukraine. D’autres pays en font également partie par l’intermédiaire de l’Association mondiale des exploitants nucléaires (World Association of Nuclear Operators, WANO), citée également dans le même communiqué. C’est donc une sorte de gouvernance économique mondiale où tous les états concernés font allégeance à l’AIEA (dont l’objectif est le développement de l’utilisation de l’énergie nucléaire dans le monde, cf. l’article 3 de ses statuts), par l’intermédiaire de conférences ministérielles. Tous les membres du village nucléaire ont la même religion : ils croient au progrès de la sécurité nucléaire, tout en acceptant qu’il y ait régulièrement des accidents. Cette gouvernance atomique supranationale n’est pas issue de processus démocratiques. Et les états qui ne font pas partie du village ‒ soit les deux tiers des pays de la planète ‒ n’ont évidemment pas leur mot à dire, malgré les pollutions radioactives transfrontalières passées et promises.
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FUKUSHIMA :
Une « commission d’investigation » téléguidée par le village nucléaire
à ne pas confondre avec la commission indépendante officiellement investie par la Diète japonaise
par Jean-Marc Royer
La nomination discrète (et discrétionnaire) d’une « commission d’investigation » sur l’accident de Fukushima (Investigation Committee on the Accident at Fukushima Nuclear Power Stations of Tokyo Electric Power Company) est une créature du village nucléaire international qui ne doit pas être confondue avec celle qui a été mise en place par la Diète japonaise, la Nuclear Accident Independent Investigation Commission (NAIIC) et qui elle, est réellement indépendante et dont nous avons commencé à traduire le premier rapport.
Examinons de plus près cette « commission d’investigation ».
1) Le compte-rendu de sa première réunion du 7 juin 2011 stipule que : « The committee will prepare an interim report by the end of the present year and submit the final report sometime after the accident has been settled ». C’est à dire que trois mois après le début de la catastrophe, cette commission n’avait aucun doute sur le fait que LA CHOSE serait très bientôt jugulée et que le rapport final serait aussitôt produit [1]. L’arrogance propre à la toute puissance montre ici le bout de son nez, comme le note la NAIIC dans son rapport page 21 : « Dans l'ensemble, la Commission a rencontré une ignorance et une arrogance impardonnables chez toute personne ou tout organisme s'occupant de l'énergie nucléaire. Nous avons rencontré du mépris pour les évolutions internationales et la sécurité publique. Nous avons trouvé un fonctionnement routinier basé sur les procédures et les pratiques conventionnelles antérieures, la priorité étant d’éviter de faire courir des risques à l'organisation. Nous avons trouvé un état d'esprit donnant la priorité aux intérêts de l’organisation, et ceci au détriment du public. » Tout cela est à comparer avec la présentation que cette dernière fait de ses objectifs de travail.
2) Elle a été nommée dans le secret du cabinet du premier ministre sans qu’aucun document officiel n’ait été émis ni contresigné, contrairement à la promulgation de la NAIIC. N’est publiquement disponible qu’un « compte-rendu » de la séance, si elle a réellement eût lieu, dont le rédacteur n’est même pas nommé. Sur les quatorze rencontres de cette commission, ne sont disponibles que trois comptes-rendus, les autres réunions faisant l’objet d’une « relation de presse » en trois pages. A comparer là aussi avec le travail de la NAIIC.
3) Alors que la commission nommée par la diète japonaise commence par nommer ses membres, donner leurs CV et reproduire leurs signatures, cette soit disant « commission d’investigation » expurge le CV d’au moins un de ses membres, M. Yukio Takasu, libellé comme suit et omettant sa dernière qualité (en rouge) que nous avons retrouvée sur la page du secrétariat de l’ONU : « Permanent Representative of Japan to the International Organizations in Vienna, including the International Atomic Energy Agency (IAEA) », ce qui revient à cacher son appartenance à l’AEIA.
Parmi les « international advisory experts », on retrouve des noms connus dans le gotha nucléaire :
- Dr. Richard A. Meserve President of the Carnegie Institution for Science. Meserve a été le président de la Nuclear Regulatory Commission états-unienne de 1999 à 2003. Il a récemment été décoré par l’industrie nucléaire d’un award (Carnegie’s Richard Meserve Awarded Nuclear Industry Leadership Prize) et ses déclarations, à cette occasion, valent leur pesant de cacahuètes et sont lisibles sur le site Carnegie Institution for Science.
- Prof. Chang Soon Heung Professor at Korea Advanced Institute of Science and Technology (KAIST), President of the Korean Nuclear Society. No comment …
- Mr. Chai, Guohan Chief Engineer, Nuclear and Radiation Safety Center, Ministry of Environmental Protection of People’s Republic of China. Un pays connu pour ses préoccupations écologiques et la grande transparence de ses décisions administratives … Tous ces « experts » sont évidemment mouillés jusqu’au cou dans la promotion du nucléaire.
- Et quelqu’un qui, malgré son masque et son bonnet, est facilement reconnaissable :
Vous voyez de qui nous voulons parler ?
Et maintenant, dans une pose debout, avec un air qui lui est si familier ?
Bon, pour ceux qui ne font pas partie de son premier cercle, voici son profil gauche légendaire, mais ici son front est plissé, comme s’il ressentait une préoccupation dont nous ne connaîtrons, malheureusement, jamais le contenu. Dénouons le suspens, il s’agit de … son nom est écrit sur sa combi : André-Claude Lacoste himself, président de l’ASN, qui est un grand cachotier, puisqu’il n’en a soufflé mot à la conférence de presse. Cela aurait été l’occasion de nous dire s’il avait fait bon voyage, de nous parler de l’accueil qu’il reçut, des conditions de son séjour, de la qualité des sushis, voire des fruits de mer locaux, et accessoirement, de ce à quoi il pensait si fort à Fukushima en ce 23 février 2012, à l’heure du déjeuner.
Juste à droite le Coréen Chang Soon Heung, président de la Korean Nuclear Society et derrière, le fameux Meserve états-unien.
Sources : http://icanps.go.jp/eng/meetings/ et http://icanps.go.jp/eng/120223SisattuShashinEng.pdf
4) Cette « commission d’investigation » ne manque pas de faire de la publicité pour :
- l’AEIA (« In response to the accident, the IAEA sent an investigation team to Japan in May 2011 and convened a ministerial conference on nuclear safety in June 2011 »),
- un rapport de l’ONU (« The United Nations have also compiled a report on the accident ») dont la commission indépendante nommée par la diète nous explique l’origine de troisième main (c’est un rapport de Tepco repris par le gouvernement et transmis à l’ONU),
- une conférence (and convened a summit conference on nuclear safety in September 2011) qui a indigné nombre de japonais par sa grossière orientation pro-nucléaire.
5) Nous avons parcouru ce texte. Il est intentionnellement volumineux de manière à dissuader son étude critique dans le détail tout en donnant une impression de sérieux par sa taille. Il est parsemé de confusions sciemment entretenues (i). Il reporte les responsabilités sur une connaissance scientifique insuffisante (ii). Il émet des recommandations tellement générales qu’elles ne peuvent en aucun cas être contraignantes pour les exploitants (iii).
- i The then-available accident preventive measures and disaster preparedness of TEPCO and the Nuclear Industry and Safety Agency (“NISA”) were insufficient against tsunami and severe accidents; (page 2)
- ii Scientific knowledge of earthquakes is not sufficient yet. (page 3)
- iii The above types of measures should not be left up to the local municipal governments, but need in addition to involve the active participation of the prefectural and national governments […] (page 14).
6) Comme par hasard, les dates de publication des rapports « intérimaires et finaux » de cette « commission d’investigation » ont été calées sur celles de la commission indépendante (NAIIC) de manière à semer le trouble dans le milieu médiatique, une pratique bien rôdée maintenant.
Jean-Marc Royer, septembre 2012
[1] Rappelons que pendant dix semaines, ils ont caché au peuple japonais et à l’opinion publique internationale ce qu’ils savaient dès les premiers jours, à savoir la fonte des cœurs des réacteurs.
Source des photos de cet article : http://icanps.go.jp/eng/120223SisattuShashinEng.pdf