Article paru sous le titre original « Rearranging the deck chairs on the nuclear Titanic » le 19 septembre 2015 sur le site du Japan Times
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Auteur : Jeff Kingston
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Traduction française : Fukushima is still news
Le bilan de l’accident nucléaire de 2011 à Fukushima récemment publié par l’Agence internationale de l’énergie atomique n’offre pas une lecture réjouissante et tombe à pic pour nous rappeler pourquoi le redémarrage de la centrale nucléaire de Sendai (dans la province de Kyushu) n’est pas une bonne idée.
Quand un organisme de promotion de l’énergie nucléaire présente, à de multiples reprises, de sévères critiques de l’affligeante culture de la sécurité nucléaire du Japon et expose la médiocrité des mesures d’urgence et des protocoles de gestion des catastrophes, il est temps de se demander si les choses ont réellement changé dans les cinq dernières années, et si c’est une bonne idée de redémarrer les réacteurs nucléaires japonais quels qu’ils soient.
En 2012, le gouvernement a mis en place un nouvel organisme de surveillance de la sécurité nucléaire, l’Autorité de régulation nucléaire (NRA en anglais) et il prétend aujourd’hui que le Japon utilise les critères de sécurité les plus stricts du monde. Mais est-ce bien vrai ? Et est-ce vraiment important ?
Pour David Lochbaum, co-auteur de “Fukushima: The Story of a Nuclear Disaster,”un livre paru l’an dernier et le meilleur que j’aie pu lire sur la fusion des réacteurs, les dernières réformes ne sont qu’une manière de « réarranger les chaises-longues sur le Titanic nucléaire ». Lochbaum n’accorde aucune crédibilité à l’allégation du Japon qui veut que ses normes soient les plus strictes du monde.
« J’aimerais encore mieux acheter le pont de Brooklyn, » ironise Lochbaum. « Qu’aurait dit le Japon de ses normes de sécurité le 10 mars 2011 ? Aurait-il admis que ses normes de sécurité n’étaient qu’au 23è rang mondial, mais que ce niveau de protection était suffisant pour les citoyens japonais ?
« Tout cela n’est que gesticulations sans valeur. Aucun organisme de régulation quelque soit le pays ne concèderait publiquement ne pas avoir ce qu’il y a de mieux au monde en matière de normes. »
Si la NRA avait existé avant Fukushima, Lochbaum est d’avis que la catastrophe aurait démontré l’insuffisance de cet organisme.
« La NRA aurait été éclatée et ses attributions déléguées à diverses agences gouvernementales, » dit-il.
Mais à l’époque, la responsabilité et l’autorité en matière de sûreté nucléaire étaient divisées entre plusieurs agences et le gouvernement a décidé de concentrer tous les pouvoirs entre les mains de la NRA. Et c’est ce qu’il appelle une solution.
« Les catastrophes sont une mauvaise chose et nécessitent des changements, » dit Lochbaum. « On en oublie que les changements ne résolvent en rien les problèmes sous-jacents. »
Cependant, parmi ceux qui « réarrangent les chaises longues nucléaires », le Japon n’est pas le seul pays à brandir un simulacre d’amélioration de la sécurité. Lochbaum rappelle comme exemple l’incident qui a eu lieu en 2008 en Pennsylvanie.
« Quand on a découvert que des responsables sécurité sous traitants dormaient pendant leur temps de travail à la centrale nucléaire de Peach Bottom, le directeur a licencié le sous-traitant et conservé les responsables sécurité, » rappelle-t-il. « C’était grosso modo le même groupe de personnes mais avec un logo différent sur leur uniforme. Mais la différence de logo avait en quelque sorte « résolu » le problème et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. »
L’histoire est pertinente puisque la plupart des employés de la NRA travaillaient auparavant pour l’Agence de sûreté nucléaire et industrielle qui a été tant décriée. La médiocrité du système de surveillance et les défaillances du système de sécurité qui ont été reprochés à l’Agence étaient dus à l’emprise réglementaire et à son attitude de servilité envers les opérateurs.
« C’est plus pratique de blâmer l’emprise réglementaire pour le désastre de Fukushima que de chercher la vérité,» indique Lochbaum . « Mais je ne connais aucun réacteur au monde, de quelque type que ce soit, qui aurait pu survivre au double impact du séisme et du tsunami qui a terrassé la centrale. » Et pourtant, ce n’est pas rassurant de savoir, comme le dit Lochbaum, que « le type et les procédures de fonctionnement de Fukushima ne sont pas radicalement différents de ceux qu’on trouve ailleurs dans le monde. »
Le rapport de l’AIEA et Lochbaum insistent tous deux sur la nécessité d’une défense en profondeur, c’est-à-dire de plusieurs niveaux d’infrastructures de sécurité, d’équipements et de redondance, pour réduire les possibilités d’accident nucléaire.
Une défense en profondeur dépend de multiples barrières qui limitent les risques, mais Lochbaum énumère toutes les barrières qui n’ont pas joué leur rôle à Fukushima : arrêt de l’électricité hors site, arrêt de l’électricité sur le site même, des générateurs de secours sur le site qui n’ont pas pu être mis en route à temps, un mur de protection anti-tsunami pas assez haut, etc.
« Si une seule de ces barrières avait fonctionné, il n’y aurait pas eu de Fukushima, » insiste Lochbaum. « Il n’y a tout simplement pas eu suffisamment de “ et si ?”, ce que l’AIEA décrit comme « un manque de remise en question des systèmes de sécurité existants. »
L’AIEA sous-entend que parce qu’ils ne s’étaient pas préparés au pire et qu’ils s’appuyaient sur des scénarios probabilistes fondés sur des hypothèses démesurément optimistes, les instances de réglementation japonaises et les opérateurs de centrales ont négligé leur devoir. Le risque est bien là que la NRA, en vantant son nouveau système de sécurité, soit une fois encore en train d’alimenter le mythe de la sécurité.
« Quand nos hypothèses sont bonnes, les “critères les plus stricts” ont belle allure, » explique Lochbaum. «Mais quand nous nous trompons, c’est la faute de l’emprise réglementaire, d’une centralisation ou d’une décentralisation excessives dans la gestion, ou n’importe quelle excuse bidon. »
La NRA va continuer en grande partie à s’appuyer sur les déclarations et les autocontrôles des opérateurs pour garantir le respect de la réglementation. Étant donné que, de leur propre aveu, tous les producteurs d’énergie ont triché sur les données concernant les réparations et la maintenance, pourquoi leur ferait-on confiance aujourd’hui ?
La centrale nucléaire de Sendai, dans la préfecture de Kagoshima, a été relancée cette année (Photo : REUTERS).
Lochbaum note également les incohérences énormes entre les évaluations de sécurité de la Commission de réglementation nucléaire américaine (la NRC) et celles des opérateurs. Il compare les objectifs de sécurité à des limites de vitesse pour le nucléaire, mais celles-ci n’ont aucun sens puisque les radars du gouvernement et les compteurs de vitesse des opérateurs sont complètement incontrôlables. Le résultat le plus concordant est une vitesse de 110 miles par heure au compteur du radar, alors que l’opérateur affirme avoir respecté la limite de vitesse de 55 miles. Mais dans une autre centrale, celle de Watts Bar dans le Tennessee, « le compteur nucléaire affichait 55 miles/heure quand le radar de la NRC affichait le chiffre accablant de 42 853 miles/heure ! ».
La conclusion de Lochbaum est que les modèles d’évaluation de risques « ne peuvent servir qu’à raconter des histoires amusantes et à perdre son temps de manière improductive tant que leurs résultats sont si loin de coïncider. Quand l’évaluation des risques présente un facteur de différence de 2 à 800, il est impossible de prendre des décisions qui tiennent véritablement compte des risques. Il ne s’agit plus de décision informée, mais de décision dé-formée. »
Il ne faut pas non plus attendre de miracles des tests de résistance appliqués aux réacteurs japonais ou d’autres mesures comme l’allongement de la hauteur des murs anti-tsunami, de la durée des batteries et autres améliorations marginales.
« Individuellement et collectivement, (tout cela) sert un peu de garde-fous et réduit la probabilité qu’une mauvaise hypothèse ne déclenche une autre catastrophe nucléaire, » fait remarquer Lochbaum. » Mais tant que les barrières protectrices seront le résultat de suppositions sans avoir recours au “et si ?”, des catastrophes nucléaires continueront à se produire. »
L’AIEA affirme que le laxisme n’a pas sa place dans la sécurité nucléaire, mais n’interpelle pas le Japon sur une faille flagrante dans son système de préparation aux catastrophes. Elle expose en détail la nécessité de mettre en place un système d’évacuation d’urgence, des entraînements et des exercices adaptés, mais dans la réglementation actuelle, cette responsabilité revient aux villes qui hébergent les centrales, ce qui excède leurs capacités limitées, en particulier depuis que le périmètre de la zone d’évacuation autour des centrales est passé à 30 km. Les simulations d’évacuation fondées sur des conjectures optimistes montrent bien que la population vivant dans la zone d’évacuation sera exposée à d’importantes doses de radiation parce que les réseaux de transport seront saturés. Et si l’on prend en compte le risque d’une éruption volcanique qui déposerait une épaisse couche de cendres et d’un tsunami concomitant qui dévasterait les routes côtières, l’évacuation serait catastrophique.
Le Titanic lui aussi était mal préparé à évacuer les passagers, parce qu’il avait omis d’imaginer l’inimaginable et donc mal géré le risque. Il semble que les enseignements de Fukushima sont eux aussi ignorés : on préfère escamoter les risques et espérer pouvoir improviser de façon inspirée. Il y a donc bien lieu pour les citoyens japonais d’aller en justice pour bloquer le redémarrage des réacteurs et pour des juges courageux de résister aux pressions du village nucléaire et de prendre le parti du bon sens.