À l’occasion du 10ème anniversaire du début de la catastrophe nucléaire de Fukushima, Cécile Asanuma-Brice, sociologue et chercheuse au CNRS, a édité un livre intitulé « Fukushima dix ans après. Sociologie d’un désastre » aux Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme. Cet ouvrage revient sur l’accident initial et sa gestion impossible, sur les réactions des citoyens, des associations et des chercheurs face aux décisions du gouvernement, sur la mise en place de la politique de relogement des personnes évacuées, sur les conséquences sanitaires, puis sur l’incitation au retour et les « vertiges » de la reconstruction. Cécile Asanuma-Brice dresse un panorama de la société japonaise face à la contamination radioactive et ses conséquences. C’est un bilan sans concession, avec un retour faible des populations dans les territoires contaminés en dépit des mesures incitatives et toujours des ONG actives qui œuvrent pour les réfugiés ou les habitants des zones qui restent contaminées. Ce livre est passionnant, il contient des informations inédites pour le lecteur francophone et restera une référence pour comprendre l’après-catastrophe. Et pour ceux qui n’auraient pas encore lu son livre, voici un petit entretien avec l’auteure en guise d’introduction.
Que faisiez-vous le 11 mars 2011 au moment où a débuté la catastrophe ? À l’époque, étiez-vous consciente du risque nucléaire ?
Le 11 mars 2011 je me trouvais dans le bureau de représentation du CNRS en Asie du Nord-Est où je travaillais, dans le quartier d’Ebisu à Tôkyô. J’ai donc ressenti le choc du tremblement de terre et de ses nombreuses répliques au même titre que toutes les personnes qui se trouvaient présentes au moment des faits. Je raconte ce moment dans l’introduction de mon livre, en repassant un à un les divers épisodes jusqu’à l’annonce qui nous est faite de la probable fonte des cœurs de un, puis deux, puis trois des six réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima Dai ichi. Comme de nombreux autres japonais, nous avions pris la décision de nous réfugier alors plus au sud du Japon, jusqu’à ce que l’Ambassade de France demande à l’ensemble de ses ressortissants d’évacuer Tôkyô pour se réfugier plus au sud ou rentrer en France avec des avions affrétés pour l’occasion.
A l’époque, mon travail de recherche était centré sur la transformation des banlieues tokyoïtes par les organismes de logements publics et je ne m’intéressais donc pas à la question nucléaire. Sur le plan personnel, j’avais en tête plusieurs reportages sur les conséquences des essais nucléaires français à Mururoa, ou l’expérience d’un voyage en Australie en 1995, alors que le président français Jacques Chirac avait décidé la reprise des essais nucléaires français dans la région, générant l’ire des australiens. Cela dit, le nucléaire n’était pas, à proprement parler, un sujet sur lequel je concentrais mon travail de recherche.
Selon vous, l’ex Premier ministre Naoto Kan doit-il être considéré comme un héros tel que décrit dans le film « Fukushima, le couvercle du soleil » ou bien a-t-il simplement été un Premier ministre ordinaire ?
Je n’ai pas de jugements à porter sur des personnes qui ont été confrontées à la gestion de telles situations. Il a certainement fait ce qu’il a estimé être le mieux de son fait. La situation a montré des dysfonctionnements conséquents dans la structure organisationnelle en charge de la gestion du nucléaire au plus haut niveau, et il en a payé le prix fort assez rapidement.
Cela dit, il a également pris des décisions, conseillé qu’il était par des groupes d’experts nationaux et internationaux, que je ne partage pas. Parmi elles, l’évacuation à petits pas et bien trop tardive de certaines régions comme le village Iitate qui a conduit à de véritables drames humains. La décision de relever la norme acceptable pour la population à 20 msv/an, une recommandation de la CIPR, est un autre choix qui me semble fort discutable, en ce qu’il permet aujourd’hui la réouverture totale de la zone évacuée et ça n’est pas sans poser problèmes puisque cela s’accompagne, entre autres, de la levée des indemnités au refuge.
Est-ce que les institutions internationales (AIEA, CIPR, …) se sont adaptées aux décisions du gouvernement japonais ou bien c’est l’inverse ? (cf. p. 159 de votre livre)
Non, les institutions internationales n’ont pas à s’adapter aux décisions d’un gouvernement, leur rôle étant de produire des recommandations, ce qu’elles ont fait. C’est au gouvernement de suivre ou non ces recommandations. Ce fonctionnement n’est pas particulier à la situation japonaise.
D’après vous, quelles sont les raisons de l’élection du pronucléaire Shinzo Abe en 2012 alors que le Japon venait de subir une catastrophe nucléaire ?
Je reviens sur ce point dans mon ouvrage pour expliquer, chiffres à l’appui, comment c’est en fait l’abstention aux élections qui a mené Shinzo Abe au pouvoir puisqu’il a été élu à deux reprises avec le plus fort taux d’abstention aux élections depuis la seconde guerre mondiale. Le message était donc clair. Les japonais avaient perdu toute confiance dans une représentation politique et ils l’ont montré en ne se rendant pas aux urnes le jour venu.
Avez-vous le sentiment que les journalistes japonais sont muselés depuis la loi sur le secret d’état émise par le gouvernement Abe en 2014 ?
Certainement plus qu’avant. D’une part ils n’ont pas accès à l’ensemble des documents puisque qu’une partie est censurée. D’autre part, certains journalistes ont été limogés quand d’autres ont subi des harcèlements sur leur lieu de travail. La liberté de parole sur ces questions est toujours très vacillantes car les tensions sont très fortes et les intérêts industriels nationaux et internationaux en arrière fond pèsent beaucoup dans le débat. Aussi, les écarts ne sont pas permis.
Comment arrivez-vous à concilier une conscience antinucléaire et une objectivité scientifique ?
Je ne suis pas sûre que ce soit en ces termes que la question se pose. Je ne suis pas activiste, c’est à dire que je ne suis pas partie d’une opinion pré-fondée, un dogme qui me précèderait et que j’essaierai de défendre. Le processus scientifique est inverse, ce sont mes recherches sur le sujet qui m’amènent à me rendre à l’évidence. Il ne s’agit donc que de bon sens. J’ai commencé à rechercher sur cette thématique du nucléaire après Fukushima parce que je me suis rendue compte de dysfonctionnements très graves qui mettaient en danger la vie humaine et qui ne pouvaient être pris à la légère. J’ai donc décidé de réorienter l’ensemble de mes recherches sur le sujet et c’est en menant mon travail de sociologue/anthropologue/urbaniste que ma pensée s’est construite et continue de s’enrichir au cours des découvertes.
La société japonaise a-t-elle fondamentalement changé depuis 2011 ?
La conscience de la société japonaise vis à vis de sa représentation politique s’est considérablement dégradée et si l’on considère le taux d’abstention aux élections diverses, la perte de confiance n’a pas été rétablie depuis 2011. La gestion de la crise du coronavirus, l’insistance dans l’organisation des Jeux Olympiques jugée déraisonnable par la majorité de la population de tous bords, la forte opposition de la population contre les rejets dans l’océan des eaux contaminées stockées autour de la centrale ont été trois étapes importantes qui ont scellé l’incapacité de la classe politique à faire front pour instaurer la protection de ses administrés sans pour autant que ces sacrifices semblent pouvoir apporter quelque aisance économique supplémentaire que ce soit. Aussi, ces évènements ont engendré une défiance croissante de la population face à l’incompétence de ses politiques. Le 15 mai 2021, la cote de popularité du premier ministre Suda a ainsi chuté à 33% selon les enquêtes d’opinion.
Par ailleurs, il y a une opposition ferme et durable de la population contre la relance du nucléaire sur leur territoire. Cela se traduit très concrètement, non plus par des manifestations dans la rue comme ce fut le cas durant de longues années, mais par des recours en justice à chaque tentative de redémarrage d’un nouveau réacteur.
Comment voyez-vous l’avenir énergétique du Japon ?
De fait, le gouvernement japonais a du mal à redémarrer son parc nucléaire bien qu’il prévoit toujours de faire monter sa part de nucléaire à 22% de bouquet énergétique. Il est peu probable qu’il y parvienne. Certes quelques centrales à charbon ont été redémarrées et beaucoup de gaz en provenance de Russie a été acheté, mais le gros de l’effort, et c’est très visible ici, se trouve dans l’investissement sur le photovoltaïque. Moins sur l’éolien, bien qu’il fut le premier des énergies renouvelables à attirer l’attention, mais divers problèmes techniques l’ont rendu moins populaire que le photovoltaïque qui lui s’est véritablement envolé. On en voit absolument partout dès que l’on s’éloigne un peu de la ville. Et puis les grandes entreprises en charge de l’énergie (qui sont également celles qui détiennent le parc nucléaire, mais aussi tous les produits relatifs à la consommation énergétique (automobiles, domotique, etc.) : Mitsubishi, Toshiba, Hitachi, etc. ont développé des plans d’investissements massifs dans l’hydrogène. Aucune réflexion n’est sérieusement menée sur la diminution de la consommation énergétique. La balance de notre modèle économique étant basé sur la consommation, toutes les mesures écologiques établies correspondent en fait au développement d’une nouvelle consommation. Par ailleurs, ces gros industriels étant peu soucieux de l’environnement, les panneaux de photovoltaïques recouvrent majoritairement des surfaces végétales en campagne (anciens champs ou forêts) et non les toits terrasses des méga centres commerciaux en périphérie ou des immeubles commerciaux du cœur urbain.
[Propos recueillis par Pierre Fetet]
Photo d'entête : © Cécile Asanuma-Brice
_____________________________________________________________
Le 11 mars 2011, au large des côtes de l’île japonaise de Honshu, un séisme de magnitude 9,1, doublé d’un tsunami, provoque plusieurs explosions et la fonte de trois des six réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima Dai ichi. Dix ans après, les conséquences sociales de la gestion de l’accident sont en cause. Les nombreuses victimes, dont la vie a été profondément bouleversée par la tragédie, peinent à retrouver une vie normale. Cécile Asanuma-Brice, chercheuse au CNRS et résidente permanente au Japon, revient sur le déroulé d’un désastre qui se prolonge jusqu’à nos jours. L’ouvrage mêle témoignages et analyse scientifique des politiques d’administration de la catastrophe : refuge, incitation au retour, actions citoyennes, décontamination, répercussions sanitaires, communication du risque et résilience. Autant d’enjeux cruciaux pour une reconstruction en débat.