Auteur de nombreux articles sur Fukushima et ses suites, la politique énergétique du Japon ou l'opposition au nucléaire, le journaliste Mathieu Gaulène vient de publier un livre intitulé « Le nucléaire en Asie. Fukushima, et après ? » aux éditions Piquier. L’auteur dresse un bilan très documenté sur le nucléaire en Asie, 5 ans après la catastrophe. L’occasion pour le blog de Fukushima de lui poser quelques questions.
En 2011, le Japon (54 réacteurs) devançait la Corée du Sud (21), l’Inde (20) et la Chine (13). Mais la Chine construit actuellement 21 réacteurs, pour une puissance de plus de 27000 MWe (source terraeco.net)
Où étiez-vous en mars 2011 et qu’avez-vous ressenti lors du début de la catastrophe nucléaire ?
En mars 2011, j’étais encore à Paris et je me préparais à aller vivre au Japon. Cet évènement m’a beaucoup choqué et dès les premières heures j’ai pensé au risque d’un accident nucléaire. J’avais en fait réalisé un mémoire sur le mouvement antinucléaire japonais en 2009, et durant mes recherches à Tokyo et Rokkasho-mura, où une usine de retraitement a été construite par la France, j’avais pu constater l’incurie de l’industrie nucléaire nippone, son arrogance alors même que de nombreux signaux d’alertes étaient déjà au rouge.
En septembre 2009, j’ai d’ailleurs proposé à quelques journaux français un article sur les risques d’une catastrophe nucléaire au Japon suite à un séisme. On le refusa poliment. Le 11 mars 2011, je proposais ce même article remanié avec l’actualité, et il fut publié le soir même par l’Express.fr (on peut le trouver encore en ligne). C’est une anecdote intéressante qui en dit long sur la manière dont est traitée l’information en France, notamment l’information sur le nucléaire.
En France, dans les journaux mainstream, il est rare de lire des textes aussi libres et décapants que dans votre livre. Est-ce votre position de journaliste indépendant qui vous permet de vous exprimer plus librement ?
Il est vrai que l’on ressent parfois comme une chape de plomb sur la question du nucléaire en France, et comme nous l’avons vu récemment, c’est désormais par la presse allemande que l’on apprend qu’il y a eu un accident grave en 2014 à Fessenheim ! Cependant, je pense qu’il s’agit surtout d’une manière de traiter l’information, de passer de plus en plus vite d’un sujet à un autre, sans prendre le temps de bien détailler tous les enjeux.
En ce qui concerne le fait d’être indépendant ou freelance comme c’est le cas aujourd’hui pour de nombreux journalistes à l’étranger, ce n’est pas vraiment un choix et reste une position très précaire. Ceci étant dit, il est vrai qu’être indépendant permet de travailler sur certains sujets de manière plus approfondie. Avec ce livre, j’ai essayé avec la plus extrême rigueur de répondre à une question que beaucoup se sont posés : qu’allait faire le Japon après ce désastre nucléaire et comment en était-il arrivé là ? Comment allaient réagir les autres pays d’Asie, où l’accident de Fukushima a eu un écho, voire parfois un impact très fort ? J’ai voulu y apporter une réponse, cinq ans après.
Cinq ans après l’évènement, l’explosion du réacteur 4 de Fukushima Daiichi reste un mystère. Le directeur de la centrale, Masao Yoshida, le disait lui-même : « [On] n’explique pas l’énorme trou qui a été percé au niveau 3. (…) Ce sont des phénomènes que l’on ne peut pas expliquer du point de vue de la physique ». Vous avez étudié les théories du complot qui circulent sur internet à propos de l’utilisation du réacteur 4. Est-ce qu’on en sait plus à Tokyo sur cette explosion aujourd’hui ou bien en reste-t-on à la version officielle ?
Oui, je crois qu’il faut en premier lieu écarter toute théorie du complot qui n’apporte que confusion au débat. Je reviens brièvement sur cette question dans le livre et continue à penser qu’il faut abandonner cette théorie fumeuse et incohérente selon laquelle le réacteur 4 servait à construire une bombe.
L’explosion du bâtiment du réacteur reste sujette à discussion à Tokyo. Rappelons que le réacteur 4, à la différence des autres, n’était pas chargé de combustibles et que l’accumulation d’hydrogène ayant conduit à l’explosion est en effet un mystère. Certains ont formulé l’hypothèse au début d’une surchauffe des combustibles usés dans la piscine du réacteur, mais l’examen après coup de ces barres qui ont été depuis retirées infirme cette hypothèse. L’ex-directeur de la centrale de Fukushima-1, aujourd’hui décédé d’un cancer, avait formulé l’hypothèse que l’explosion était due à de l’hydrogène venant du réacteur 3 sinistré, et s’infiltrant par des tuyauteries dans le bâtiment du réacteur 4. C’est l’hypothèse la plus probable retenue aujourd’hui.
Il y a cependant une autre information intéressante à lire dans ce témoignage de l’ex-directeur de la centrale, traduit aujourd’hui en français aux éditions de la Presse des Mines. On y apprend que la cuve du réacteur 1 a subi une baisse de pression inexpliquée avant même l’arrivée du tsunami, et le directeur « n’exclut pas » qu’elle puisse avoir été causée par une rupture des tuyauteries. En noyant les générateurs de secours, le tsunami n’aurait donc fait qu’aggraver un accident déjà en cours.
On entend souvent dire que plus personne ne parle de Fukushima Daiichi à Tokyo. Est-ce vrai ?
Non, ce n’est pas tout à fait exact. On en parle relativement peu comparé à la gravité de l’accident, mais surtout, on en parle à voix basse. Ce n’est pas qu’une image, de nombreux Japonais baissent d’un ton lorsqu’on évoque l’accident ou la radioactivité. L’accident est devenu assez rapidement un sujet un peu tabou, qui dérange et divise. Le patriotisme est assez fort au Japon, et de nombreux citoyens vivent l’accident de Fukushima comme une défaite, comme si le Japon avait perdu la face vis-à-vis du reste du monde.
Les Japonais sont connus pour leur courage, leur capacité de rebondir après une catastrophe, un caractère forgé au gré des séismes, tsunami et typhon. Mais un accident nucléaire n’est pas une catastrophe naturelle. On ne peut pas faire table rase et repartir comme si rien ne s’était produit. Les conséquences se mesurent en centaines, voire milliers d’années pour le plutonium. Cette capacité des Japonais à rebondir constitue ici, je crois, un réel handicap.
On ne peut cependant se cantonner à une explication culturaliste. Lorsqu’on vit ici, il est éprouvant psychologiquement de s’inquiéter de la radioactivité au quotidien et assez naturellement, beaucoup de personnes à Tokyo et surtout à Fukushima n’y pensent plus, voire nie le risque. Comme pour s’auto-convaincre que tout va bien. Il me semble que c’est un réflexe naturel d’adaptation, et que la réaction après un accident nucléaire de cette ampleur, en France par exemple, serait la même sur le long terme.
HORI Yasuo rapporte que les habitants de Fukushima craignent que Fukushima Daini puisse être réutilisée en 2020 pour les besoins énergétiques des jeux olympiques de Tokyo. Avez-vous confirmation de cette possibilité ?
Etant donné la posture pro-nucléaire du gouvernement Abe, prêt à redémarrer un maximum de réacteurs pour retourner à 20-22% de nucléaire dans le mix énergétique d’ici à 2030, on peut s’attendre à tout. Mais je suis tout de même un peu dubitatif. Les exploitants de centrales de l’ouest du pays ont déjà beaucoup de mal à faire accepter le redémarrage des réacteurs. Mercredi dernier, un tribunal de la préfecture de Shiga a même fait ordonner l’arrêt des réacteurs 3 et 4 de Takahama qui venaient à peine d’être redémarrés.
Il me semble donc que ce n’est pas pour demain que Tepco sera capable de redémarrer ses centrales, a fortiori à Fukushima Daini qui est très proche de la centrale accidentée. Tout au plus, la compagnie d’électricité de Tokyo va sans doute essayer de relancer la puissante centrale de Kashiwazaki-Kariwa, mais pour l’heure, l’autorité de régulation japonaise, la NRA, n’a pas donné son accord pour son redémarrage. Par ailleurs, la préfecture de Fukushima a annoncé son intention d’utiliser de l’électricité ne venant que des énergies renouvelables d’ici à 2040. Je ne peux donc confirmer cette information, mais je comprends l’inquiétude des habitants de Fukushima : après tout, certains réacteurs de la centrale accidentée de Tchernobyl ont continué à fonctionner jusqu’en 2000…
Ne pensez-vous pas que le « village nucléaire » japonais fait partie en fait d’un village nucléaire mondial ?
C’est une très bonne question. On a tendance à critiquer aisément le « village nucléaire » japonais en France, sans trop se poser de questions sur la manière dont fonctionnent les autres pays, à commencer par le nôtre. Cela va peut-être changer aujourd’hui avec la chute d’Areva – 8 milliards d’euros de pertes en cinq ans ! – dont on ne peut encore mesurer toute l’ampleur, le désastre industriel de l’EPR se profilant à l’horizon. Si les journaux français se montrent circonspects, nos amis anglais, eux, ne mâchent pas leurs mots, le Guardian qualifiant l’EPR de « farce » qui pourrait « couler EDF ».
En tout cas, de la même manière qu’il y a un « village nucléaire » nippon, il y a un « village nucléaire » français, formé du CEA, du constructeur Areva, de l’exploitant de centrales EDF, de la CGT et des écoles qui forment les élites de ces structures quasi-étatiques, l’école des Mines, Polytechnique ou l’ENA. C’est donc comme au Japon, un petit monde qui se connait et échange, passe d’un organisme à un autre, et forme l’un des réseaux les plus influents de la cinquième république. La seule différence notable est le fait que l’ASN en France semble être un peu plus indépendante qu’au Japon, comme on l’a vu récemment avec son directeur peu enclin à autoriser la prolongation de la durée de vie des centrales.
Au niveau mondial, ces « nucléocrates » se rencontrent et forment effectivement ce que l’on pourrait appeler un « village du nucléaire mondial », coordonné par l’AIEA. De nombreux groupes de travail de l’AIEA ont pour vocation d’améliorer la public acceptance. Par exemple, les Japonais et Français se sont souvent rencontrés dans les années 1970 lors de réunions N20 (nuclear twenty) : dix délégués français, dix délégués japonais qui discutaient de problèmes liés à l’implantation de centrales nucléaires et à la réaction du public et échangeaient leurs outils de communication, leurs éléments de langage pour « faire accepter » l’atome.
La France n’est pas à la peine quand il s’agit d’aider. En Corée du sud par exemple, six mois seulement après l’accident de Fukushima, une grande campagne de promotion fut lancée pour vanter les mérites du nucléaire, avec l’appui de l’AIEA et du Forum atomique industriel français (FAIF). En Inde, une journaliste a vu sa série de conférences sur le nucléaire dans les médias français, indiens et japonais pour les Alliances françaises annulée à la dernière minute sous la pression, semble-t-il, de l’ambassade de France à New Delhi.
Il faut dire qu’Areva est présente un peu partout en Asie, du Japon à l’Inde en passant par la Chine et la Mongolie, où elle s’est taillé la part du lion dans plusieurs gisements d’uranium. Jusqu’à Fukushima, l’ex-« fleuron de l’industrie française » faisait près de 20% de son chiffre d’affaires en Asie. Avec l’arrêt du parc nucléaire japonais, et du fructueux marché du MOX, la compagnie a perdu une source de revenus importantes. C’est sans doute cela qui poussa l’ambassadeur de France en personne à se rendre au cabinet du Premier ministre japonais Noda Yoshihiko en septembre 2012, lorsque celui-ci eut l’outrecuidance d’envisager une sortie du nucléaire…
En tant que journaliste travaillant au Japon, avez-vous déjà subi des pressions ? Et suite à la promulgation de loi sur les secrets d’état en décembre 2013, avez-vous remarqué un changement de ton dans le traitement de l’information dans ce pays ?
Pas directement, du moins pas en tant que journaliste. Mais comme je le raconte à la fin de mon livre, j’ai passé une série d’entretiens pour travailler au service de presse de l’ambassade, et lors d’un entretien final, le ministre conseiller me demanda du tac au tac, sans rapport avec le sujet en cours, si j’étais « pro ou antinucléaire ». Cela paraissait à ses yeux une condition sine qua non pour entrer au service de presse de l’ambassade de France à Tokyo. J’esquivais en lui demandant le pourquoi de cette question. Sa réponse eut le mérite de la franchise : « Je vous pose cette question, car ici nous défendons les intérêts de la France. Et les intérêts de la France au Japon, c’est le nucléaire. »
Au Japon, la loi sur les secrets d’état, qui englobe le nucléaire, menace de peines lourdes les journalistes qui les divulgueraient. De nombreux journaux opposés à cette loi, comme l’Asahi Shimbun, ont promis dans des éditoriaux de poursuivre leur travail journalistique et de ne pas céder à la peur. Mais on peut légitimement s’inquiéter des conséquences à long terme de cette loi sur la presse au Japon qui ne brille pas par sa très grande liberté. Certains journaux comme le Tokyo Shimbun ou le Mainichi continuent inlassablement, malgré tout, d’informer de manière très détaillée et avec beaucoup de rigueur sur l’accident de Fukushima et ses suites. Sur internet, dans les réseaux sociaux, ou sur des blogs similaires au vôtre, des Japonais poursuivent également cette tâche très importante d’informer sur l’accident nucléaire en cours.
Que ce soit au Japon ou en France, la critique du nucléaire n’est donc pas aisée. Mais au vu des récents évènements, elle peut se libérer. Alors qu’il y a quelques années, critiquer Areva mettait dans une position périlleuse, aujourd’hui on aurait presque l’impression de tirer sur l’ambulance ! Je pense qu’il s’agit d’un moment important en France, comme au Japon pour mettre cartes sur table et débattre réellement de cette question.
(Propos recueillis par Pierre FETET)
Présentation de l’auteur
Mathieu Gaulène est journaliste indépendant, diplômé de l’IEP d'Aix et de Sciences-Po Paris (master Asie). Spécialiste du Japon, où il réside depuis cinq ans, il a notamment écrit sur des thèmes allant de la politique japonaise, à la culture populaire et aux nouvelles technologies. Auteur de nombreux articles sur Fukushima et ses suites, la politique énergétique du Japon et l'opposition au nucléaire, son ouvrage "Le nucléaire en Asie. Fukushima, et après ?" vient de paraître aux éditions Philippe Picquier.
Présentation du livre « Le nucléaire en Asie. Fukushima, et après ? »
Cet ouvrage fournit le panorama le plus complet existant à ce jour sur le nucléaire en Asie : non seulement les programmes civils (Chine, Japon, Inde, Vietnam, Thaïlande, et même Bangladesh et Myanmar), mais aussi l’inquiétante prolifération de l’arme nucléaire, possédée par des pays qu’opposent des rivalités profondes (Chine, Inde, Pakistan, Corée du Nord). Il fait également le point sur l’essor des mouvements antinucléaires et des énergies renouvelables, relancés par la catastrophe de Fukushima. Un chapitre spécial est consacré à l’accident nucléaire du 11 mars 2011, riche en révélations sur le véritable bilan humain et le rôle du crime organisé dans la « liquidation » de la centrale sinistrée. Les choses vont très vite dans le nucléaire. Pyongyang prétend désormais avoir la bombe H. Au Japon, nouveaux redémarrages de réacteurs et nouveaux déboires du surrégénérateur et de l’usine de retraitement d’uranium. Autant de raisons de suivre cette actualité à la lumière de l’analyse approfondie et accessible qu’est Le Nucléaire en Asie.
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