17 juillet 2014 4 17 /07 /juillet /2014 23:58

Jean-Marc Royer, contributeur de longue date du blog de Fukushima, nous offre un premier article sur Hiroshima, tiré de son ouvrage inédit, "Le nucleaire, érotisation suprême et planétaire de la mort ". Il sera suivi dans les mois qui viennent de deux autres passages consacrés à des évènements dramatiques de l'histoire du nucléaire.

A la fin de l'article, l'auteur lance un avis de recherches documentaires. Merci d'avance aux lecteurs qui pourront l'aider.

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Le premier été silencieux de l’histoire du monde

 

 

L’inconscient collectif d’un peuple revient d’autant plus sûrement à la surface qu’il a été profondément refoulé sous le coup de motifs inavouables. Ainsi, à cinqunate ans de distance, entre 1962 et 2011, a-t-on vu ressurgir les termes « printemps silencieux » et « ground zero ».

Le premier été silencieux de l’histoire du monde

« Le 2 septembre 1945 au matin, ils sont plus de six cents à assister à [la signature de la reddition japonaise à bord du cuirassé Missouri], en rade de Tokyo, quand Wilfred Burchett [journaliste australien], seul, non accrédité par les autorités d'occupation, monte dans un train qui doit l'emmener jusqu'à Hiroshima qui n'est pas encore sous contrôle militaire états-unien. " Les huit premières heures comptèrent parmi les plus hasardeuses de mon expédition. Le train était plein à craquer d'officiers et de soldats fraîchement démobilisés. Des officiers portaient encore leur long sabre [...], et il me semblait qu'ils avaient une furieuse envie de passer aux actes ". Après vingt heures de voyage, il saute du train, en pleine nuit, dans ce qui reste de la gare d'Hiroshima. Immédiatement arrêté par la police japonaise, il ne découvre la cité qu'au petit matin. Il est le premier journaliste occidental à contempler ce champ de ruines, mais surtout à visiter les hôpitaux où des gens meurent d'une façon inconnue : " A Hiroshima, trente jours après la première bombe atomique qui détruisit la ville et fit trembler le monde, des gens, qui n'avaient pas été atteints pendant le cataclysme, sont encore aujourd'hui en train de mourir, mystérieusement, horriblement, d'un mal inconnu pour lequel je n'ai pas d'autre nom que celui de peste atomique [...]. Sans raison apparente, leur santé vacille. Ils perdent l'appétit. Leurs cheveux tombent. Des taches bleuâtres apparaissent sur leur corps. Et puis ils se mettent à saigner, des oreilles, du nez, de la bouche ". Ce long article que Wilfred Burchett tape assis sur des gravats, en maltraitant sa vieille machine Baby Hermes, est transmis en morse jusqu'à Tokyo. Publié le 5 septembre à la une du Daily Express et diffusé gratuitement aux autres journaux, il fera le tour du monde. Car personne n'a encore parlé des ravages des radiations. Pour l'opinion mondiale, les deux bombes lancées par les États-Unis sont simplement des engins de guerre plus puissants que les autres : qu'elles aient contenu de quoi continuer à tuer longtemps après la fin de la guerre est impensable. L'état-major états-unien, qui ne pouvait imaginer qu'un correspondant non accrédité se rende aussi vite sur place, accuse le coup ».[1]

« Un autre journaliste George Weller, du Chicago Daily News, a également contourné les restrictions officielles de l'époque et atteint Nagasaki, le 6 Septembre. L'article de 25.000 mots [65 pages] qu'il a écrit sur la base d'entretiens avec des témoins et du personnel médical était beaucoup plus détaillé que celui de Burchett. Mais en tant que membre discipliné du corps de presse, il l’a envoyé au siège de MacArthur pour le dédouanement et le transport. MacArthur a détruit le tout » [2]. [Cité par W. Burchett dans At the Barricades, London, Quartet Books, 1980, p.1l6].

« L'article de Burchett soulève une tempête. Les responsables états-uniens sont en colère parce qu’il y écrit que le rayonnement résiduel est toujours dangereux et qu’un mois après le bombardement, les gens continuent de mourir de maladies radiologiques, ce qu'il a appelé la peste atomique. Le jour même de la parution de l’article de Burchett sur les effets des radiations, de sévères restrictions sont appliquées aux journalistes alliés et japonais : alors que les troupes US sont prêtes à entrer dans Tokyo, le Q G du Gal MacArthur interdit la ville aux journalistes alliés. Hiroshima et Nagasaki sont placées en zone interdite ». [New York Times, 5 September 1945, cité in W Burchett Shadows of Hiroshima (1983), p 23].

« De retour d’Hiroshima dans la matinée du 7 septembre, Burchett sort du train à Tokyo pour découvrir que les hauts responsables militaires états-uniens ont convoqué une conférence de presse à l'Hôtel Impérial afin de réfuter son article. Il y arrive juste à temps pour entendre le brigadier-général Thomas Farrell, Directeur adjoint du projet Manhattan, expliquer que la bombe a explosé à une hauteur suffisante afin d'éviter tout risque de rayonnement résiduel. Quelques jours plus tard, Burchett est admis à faire des analyses médicales [3] dans un hôpital […] ; lorsqu’il en ressort, son appareil photo contenant des clichés uniques sur Hiroshima et ses victimes a disparu. Puis, MacArthur lui retire son accréditation de presse et annonce son intention de l'expulser […]. Quelques jours plus tard, les déclarations de Farrell et de son chef, le major-général Leslie Groves, parues dans le New York Times, décrivent " les allégations de Burchett " comme une propagande japonaise, niant catégoriquement les effets des radiations résiduelles et des contaminations. […] Quatre jours seulement après l’article de Burchett, à Alamagordo, sur l’emplacement du premier essai atomique appelé Trinity, c'est-à-dire sur le ground zero [l’expression vient de là], Groves, chef du projet Manhattan, en compagnie d’Oppenheimer, invite trente journalistes dont William L. Laurence, " chroniqueur scientifique " au New York Times, qui avait été recruté au Pentagone en mars 1945 comme chef des relations publiques par le même Groves. Laurence fut témoin de l'essai du 16 juillet précédent et du bombardement de Nagasaki à partir d'un avion de l'US Air Force. C’est lui qui a écrit la plupart des déclarations officielles états-uniennes au sujet de la bombe, et qui a publié dans le New York Times une série de dix articles célébrant le triomphe de la science états-unienne tout en minimisant les dangers des rayonnements. Le Times a titré sa série du 12 septembre, " Le site de l’essai Trinity dément les mensonges de Tokyo : l’essai du Nouveau-Mexique confirme que c’est le souffle et non les rayonnements qui ont agi ". Laurence y écrit : " Aucune radioactivité dans les ruines d'Hiroshima ". Et, afin de contrecarrer la version de Burchett : " Les Japonais prétendent que des gens sont morts du fait des radiations. Si cela est vrai, ils ont été très peu nombreux. Et s'il y a eu des radiations, elles ont été émises pendant l'explosion et pas après. Les Japonais poursuivent leur propagande pour créer l'impression que nous avons gagné la guerre de manière déloyale " [4]. Laurence recevra le prix Pulitzer en 1946 : il a été parmi les premiers exemples de ce que nous appelons aujourd'hui le journalisme embarqué ».[5]

 

Le 19 Septembre est publié le premier « Code civil des libertés » du Japon

 

Dans ce code, l’occupant états-unien ordonnait au gouvernement japonais d’édicter les consignes nécessaires pour empêcher la diffusion de nouvelles contraires à la vérité ou qui perturberaient la tranquillité publique. « Pendant les années qui ont suivi la catastrophe, même dans le principal organe de presse d’Hiroshima, le Chûgogu Shimbun, il n’existait pas de caractère d’imprimerie correspondant aux termes « bombardement atomique » et « radioactivité ». Des années de silence ont été imposées après le communiqué officiel diffusé à l’automne 1945 par la commission de l’armée américaine chargée d’enquêter sur les dommages des bombardements d'Hiroshima et Nagasaki : « Tous ceux qui devaient mourir des suites de la radioactivité dégagée par l’explosion atomique sont déjà morts, et on ne constate plus d’influence physiologique des radiations résiduelles ».[6]

« La censure préalable de la presse exercée par le Q G visait à la réécriture des articles sans taches d'encre noire ou sans XXX, c’est à dire sans laisser d’indices de la censure [7]. L’illusion de la liberté d'expression était essentielle pour atteindre une pleine efficacité. Aucune donnée scientifique ou médicale japonaise ne pouvait être publiée à propos des bombardements atomiques. Il a fallu attendre la fin de la période d'occupation en 1951 pour qu’apparaissent dans l’Asahi Shimbun les photographies des victimes du bombardement nucléaire, les Hibakushas, qui montraient les chéloïdes sur leurs corps. En raison de la censure, toute discussion publique sur les dommages de la bombe, et tous les rapports médicaux [japonais], disparurent, ralentissant considérablement la compréhension du public et la recherche sur les traitements. Le seul point de vue accepté sur les bombardements, c’était qu’ils avaient abrégé la guerre et devenaient ainsi des instruments de paix. [… Ce n’est qu’en 1985] qu’il a été montré que les autorités d’occupation avaient saisi ou supprimé non seulement le film japonais sur Hiroshima et Nagasaki, mais aussi des images en couleur, filmées par une unité militaire de cinéma ». [Greg Mitchell, special report: Hiroshima Film Cover-Up Exposed, Editor and Publisher, August 3, 2005].

 

[1] FM, Sciences et Avenir n°582, août 1995, http://atomicsarchives.chez.com/homme_censure.html

[2] J’ai, entre autres sources, traduit des extraits du très long texte de Richard Tanter, Voice and Silence in the First Nuclear War : Wilfred Burchett and Hiroshima, publié le 11 août 2005 dans The Asia-Pacific Journal-Japan Focus, en signalant dans le texte ses propres sources entre crochets. http://japanfocus.org/-Richard-Tanter/2066. Les autres sources sont signalées par des notes de fin de texte habituelles.

[3] Pour quelles raisons, puisque ne subsistait « aucune radioactivité dans les ruines d'Hiroshima » et que, « s'il y a eu des radiations, elles ont été émises pendant l'explosion et pas après » (Cf. plus bas, les écrits de Laurence en date du 12 septembre).

[4] FM, Sciences et Avenir n°582, août 1995.

[5] Richard Tanter, opus cité.

[6] Kenzaburô Ôé, Notes sur Hiroshima, p 97.

[7] Il fallait donc entièrement recomposer les textes pour masquer les coupes, ce qui incitait les éditeurs à la prudence. D’autre part la censure s’exerçait en deux temps : avant et après parution.

Photogramme tiré du documentaire « Blessures atomiques » de Marc Petitjean, 14ème minute. Où l’on constae qu’en trois mois , depuis janvier 1946, le First Lieutenant McGovern de l’aviation, « director » de ce film a déjà utilisé 360 bobines ! Il doit y avoir quelque part aux Etats-Unis des montagnes de rush.

Photogramme tiré du documentaire « Blessures atomiques » de Marc Petitjean, 14ème minute. Où l’on constae qu’en trois mois , depuis janvier 1946, le First Lieutenant McGovern de l’aviation, « director » de ce film a déjà utilisé 360 bobines ! Il doit y avoir quelque part aux Etats-Unis des montagnes de rush.

« Les articles japonais ou étrangers qui exaltaient la puissance de la bombe atomique étaient bienvenus, tout comme ceux qui créditaient la bombe du renouveau idéologique ou de la démilitarisation du pays. […] Une circulaire avait incité les censeurs à encourager les œuvres qui présentaient la tragédie atomique comme une expiation des crimes de guerre nippons. Nagasaki no kane [Les cloches de Nagasaki, d’un auteur catholique, Nagai Tagashi] qui en faisait une grâce divine destinée à racheter les erreurs de la nation, fut donc chaudement accueilli. [Une rhétorique que l’on retrouvera dans la bouche du maire de Tokyo après la catastrophe de Fukushima …] Le monde doit à la censure d’avoir sous estimé pendant des années les ravages de l’arme atomique … Assurément, les faits qui ont filtré eurent moins d’impact que s’ils avaient été multipliés par les voix et les regards de centaines de journalistes … On ne peut qu’aprouver l’historien Seiji Imabori qui affirme qu’en bâillonant les survivants, une occasion unique d’influer sur le destin du monde s’est perdue ».[1]

 

Les japonais enquêtent très tôt à Hiroshima et à Nagasaki

 

« En fait, les radiologues et les spécialistes japonais étaient arrivés à Hiroshima quelques jours après le bombardement : la première confirmation que l'arme d’Hiroshima était une bombe atomique a été fournie par le physicien nucléaire de premier plan, Yoshio Nishina, le 10 Août. ». [Committee for the Compilation of Materials on Damage Caused by the Atomic Bombs in Hiroshima and Nagasaki, Hiroshima and Nagasaki: the Physical Medical and Social Effects of the Atomic Bombings, Hutchinson, London, 1981, p 504].

 

[1] Jay Rubin, La bombe outil de paix in Hiroshima 50 ans, Autrement, 1995, p 94 et 96.

On retiendra que dès le 6 août, la base navale de Kure et le Q G de la marine impériale envoient les premiers experts et qu’entre le six août et le 15 septembre, pas moins de dix-huit équipes japonaises (plus de deux mille personnes) ont commencé à étudier ce qui s’est produit à Hiroshima. Signalons également que le Pr Tsuzuki Masao et son équipe de l’université de Tokyo sont sur place le 30 août et que l'observatoire météorologique du District d'Hiroshima – Isao Kita – a compilé des documents précieux sur les pluies noires [1]. Ce n’est que le 8 septembre que des premiers experts militaires états-uniens sont parvenus sur place via la base aérienne d’Iwakuni et que Thomas Farrell, arrivé par celle d’Atsugi, a été guidé par Tsuzuki Masao et le Major Motohashi. Le 14, le conseil de recherche scientifique du ministère de l'Éducation décide la création d’un comité d'enquête spécial, composé de neuf groupes de travail (physique, chimie, géologie, médecine …), présidé par Haruo Hayashi. Le seul groupe médical dirigé par Tsuzuki comprenait 33 membres, 150 chercheurs et 1500 assistants. Cent-trente-quatre rapports ont été rédigés et non publiés.[2]

 

[1] Cf. Pluies noires sur Hiroshima : http://www.youtube.com/watch?v=HiiJrQH_sWc ou http://www.dailymotion.com/video/x48b6s_pluie-noire-vo-stf_shortfilms.

[2] Recension personnelle provisoire. Concernant seulement le nombre de ces rapports : Susan Lindee, Suffering made real. American science and the survivors at Hiroshima, University of Chicago press, 1994, p 41.

Le premier été silencieux de l’histoire du monde

 

Les experts militaires états-uniens débarquent avec trois objectifs

 

Trois équipes militaires concurrentes avaient été créées par la marine (Shields Warren), l’armée de terre (Ashley Scotty Oughterson) et le Manhattan project (Stafford Warren [1]) pour examiner les ruines d’Hiroshima et Nagasaki. Ces équipes indépendantes tirant à hue et à dia, Mac Arthur décide de les réunir sous la direction d’Oughterson et la dénomination de joint commission, laquelle, en s’adjoignant des chercheurs japonais, portera le nom de commission mixte.

Les premiers experts militaires états-uniens étaient arrivés à Hiroshima le 8 septembre, mais la commission mixte en tant que telle arrive courant octobre seulement. Une de ses tâches fut d’établir un tableau clinique des nombreuses et sévères atteintes liées aux irradiations, la recherche tournée vers d’éventuelles contaminations persistantes par contact, inhalation ou ingestion n’étant pas au programme, puisque le bombardement n’avait officiellement aucunes suites. Nous savons par divers témoignages que des mesures de radioactivité des sols ont été effectuées par des équipes militaires, mais tout comme la composition exacte des bombes, cela reste à ce jour un « secret défense ».

Fondamentalement, il était de la toute première importance de démontrer que la bombe atomique était, certes d’une puissance inégalée, mais qu’elle n’induisait ni peste selon les mots de Burchett, ni effet toxique à long terme, ce que les traités internationaux, la morale et l’opinion publique mondiale auraient pu condamner. À Los Alamos, cette question avait déjà fait l’objet d’études circonstanciées dès octobre 1942 et les minutes des archives en ligne du « Target Committee » de Los Alamos témoignent encore de cette préoccupation.[2]

Les données rassemblées par les japonais durant les premières semaines furent ardemment recherchées par les militaires états-uniens. En s’appuyant sur l’édit de censure, les films, photographies, poèmes, fictions, témoignages, enquêtes, rapports et autres documents ont été massivement saisis et pour la plupart envoyés à Washington [3]. Plus déterminant, les occupants ont confisqué ou se sont attribué des contributions, des collections de données, les systèmes de collectes, les échantillons engendrés par le travail des équipes de recherche japonaises sur place depuis le 7 août.[4]

 

Tsuzuki Masao, un chercheur majeur encore largement ignoré

 

Pour les occupants, les japonais n’étaient pas capables de mener des études sérieuses sur les conséquences radiologiques de la bombe [5] ; il n’empêche qu’ils ont su très tôt reconnaître les mérites de quelques scientifiques « indigènes », dont Tsuzuki Masao, professeur à l'Université impériale de Tokyo,[6] qui a organisé à Hiroshima la distribution de plus de 145 000 questionnaires à visée épidémiologique. Tsuzuki est amené à rencontrer Oughterson dès le 21 septembre, puis il est requis pour proposer des collaborateurs japonais en vue de former la commission mixte. Lors d’une réunion de celle-ci [le 12 octobre ?], Oughterson aurait déclaré que « la guerre étant finie, la science étant apolitique et l’aide des japonais indispensable – non seulement à cause de la barrière de langue, mais parce que le Japon est connu pour ses chercheurs hautement qualifiés – jamais les fruits de leurs travaux ne leur seraient dérobés » [7]. Un mois plus tard, au chalumeau, à la barre de fer, au treuil et à la dynamite, les militaires détruisaient le cyclotron japonais et démantelaient le premier laboratoire de recherche de physique et chimie du Japon (Riken), jetant les débris dans la baie de Tokyo.[8]

Les seuls éléments accessibles de la biographie du Pr Tsuzuki sont les suivants. Il est né dans la préfecture de Hyōgo en 1893 et a fait ses études à la faculté de médecine impériale de Tokyo, dont il occupera une chaire par la suite. Il a étudié la biologie à l’université de Pennsylvanie en 1925-1926, puis, à son retour, a débuté l’étude des effets biologiques des radiations sur les lapins. Le 3 septembre 1945, il initie, pour la première fois au monde, la tenue d'une conférence sur les conséquences de la bombe atomique [9]. Le 10, il pose à Thomas Farrell, en public, une question gênante : « Il a été dit que les suites de la bombe atomique resteront puissantes durant 75 ans... qu'en pensez-vous ? » [10]. Puis le journal Chugoku Shimbun publie, du 11 au 13 septembre une série de trois articles intitulée « Anatomie de la bombe atomique », incluant des entretiens avec Masao Tsuzuki [11]. Celui-ci parle très tôt des inhalations de particules radioactives, assimilées à l’époque, à un gaz ou à des toxines. Par la suite, il écrit des articles dénonçant la malhonnêteté des scientifiques états-uniens et anglais qui ont publié sous leurs noms et à leur sauce certains travaux de leurs collègues japonais, lesquels auraient réalisé, selon lui, les plus nombreuses expertises jamais effectuées sur les effets biologiques des radiations [12]. En octobre 1946, le comité militaire, arguant du fait qu’il fut chirurgien dans l’armée japonaise durant six années après ses études, décide de le « purger », c'est-à-dire qu’il est officiellement mis à l’écart de tous les comités de recherche sur les effets de la bombe puis exclu de l’université impériale de Tokyo en 1947.

Au début de 1954, en tant que directeur du nouvel institut des sciences radiologiques, il publiait un rapport indiquant que les retombées radioactives entraînent des maladies ; le 1er mars survenait l’irradiation des pêcheurs japonais du Lucky Dragon à la suite de l’explosion de la bombe H Castle Bravo dans les îles Marshall (15 Mt, mille Hiroshimas), le plus puissant essai nucléaire états-unien jamais réalisé. Les dégâts imprévus avaient été dissimulés par les autorités états-uniennes jusqu'au 14 mars, date à laquelle le chalutier était rentré au port avec la plupart de son équipage malade. Son opérateur radio Aikichi Kuboyama allait mourir le 23 Septembre suivant, des suites d'une irradiation aiguë et malgré les soins du Pr Tsuzuki Masao. D'autres décès allaient suivre. Alors qu’ils se trouvaient en dehors de la zone interdite, les marins avaient ramassé sur le petit navire une poussière grisâtre, qu'ils avaient vite surnommée « cendre de la mort ». Les Etas-unis accordèrent royalement à la veuve d'Aikichi Kuboyama un chèque d'un million de yens (2 800 dollars) et en janvier 1955, offraient au gouvernement japonais 2 millions de dollars de compensation pour les dégâts causés par Castle Bravo.

Tsuzuki Masao a joué un rôle majeur dans cette affaire, prenant en charge les irradiés à Tokyo. En 1955, il fonde l’hôpital de la bombe A qui fut ouvert l’année suivante à Hiroshima et dont Kenzaburô Ôé parle longuement. Le 17 août 1959 il déclare au Yomuiuri Press n’avoir pas trouvé d’éditeur de langue anglaise pour son livre faisant une recension et une analyse des études médicales menées à Hiroshima [13]. Il décède en 1961 d’un cancer du poumon.[14]

Cela rappelait de mauvais souvenirs aux japonais : une pétition demandant l’abolition des armes nucléaires fut signée par près de trente millions de japonais …

 

Comme le Manhattan project, Hiroshima et Nagasaki sont très loin d’avoir livré tous leurs secrets.

 

« L'histoire de Burchett avec Hiroshima n'a pris fin qu'avec son dernier livre, Les Ombres d'Hiroshima, achevé peu avant sa mort en 1983. Dans ce livre, non seulement Burchett est retourné à l'histoire de son article initial, mais il a montré l’ampleur de la dissimulation froidement planifiée et fabriquée qui s'est poursuivie pendant des décennies après 1945. Burchett sentait qu’il était devenu urgent de comprendre ce qui s'était réellement passé dans Hiroshima, près de quarante ans auparavant : Basé sur ma propre expérience, il est de mon devoir d’ajouter cette contribution à notre connaissance et à notre conscience collectives. Avec mes excuses pour l’avoir si longtemps retardé. » [W. Burchett, Shadows of Hiroshima, Verso, London, 1983, pp.8-9]

L'ampleur de la dissimulation de la vérité concernant les suites des premiers bombardements atomiques est encore plus grande, plus complexe et plus délictueuse que Burchett ne l’a pensé, ce que confirment les multiples expériences sur les « Human Products ». Grâce à une censure et à une désinformation de grande ampleur, les perceptions ont été canalisées de manière à obérer la compréhension des phénomènes qui ont atteint la planète et les êtres vivants. Disons-le clairement : l’histoire complète du Manhattan Project, des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, celle du nucléaire en général reste à établir. Même les ouvrages bien renseignés qui semblent faire référence aujourd’hui outre-Atlantique sont peuplés d’impasses cognitives – lorsque le sujet devient délicat – voire de grossières omissions lorsque cela devient gênant (les HP) ou bien encore d’affirmations politiquement correctes et faussement ingénues : par exemple, les positions des scientifiques états-uniniens peuvent être taxées de « coloniales » et faire l’objet d’un chapitre ad hoc mais y être expédiées en une dizaine de citations et sans que cela n’ait aucune espèce de conséquence théorique ou historiographique, ce que « le point de vue victimaire » du livre sur l’usage des bombes atomiques vient entériner. Or il s’agit là de l’origine des écarts constatés entre les études menées après Tchernobyl et celles d’Hiroshima-Nagasaki. C’est sur cette faille historique, philosophique, politique que se sont construits les cinquante-cinq réacteurs du Japon [15] et que s’est mis en place le négationnisme nucléaire, idéologie des appareils d’Etats qui ont couvert ce crime pérenne contre l’humanité, toujours en cours.

 

Tiré de « Le nucleaire, érotisation suprême et planétaire de la mort », extraits du chapitre « Le premier été silencieux de l’histoire du monde ou la mise en scène politique du négationnisme nucléaire ». Manuscrit déposé à la SGDL.

 

Jean-Marc Royer, Mai 2014.

 

 

[1] Lindee (1994), l’auteure évoque à plusieurs reprises Stafford Warren (pp 22, 23, 32 et note 17), mais omet de nous dire qu’il a été l’initiateur et le maître d’œuvre de l’expérience d’inoculation intraveineuse de plutonium à des patients non consentants. Ceci est d’autant moins excusable que des scandales publics à répétition et donnant lieu à des commissions parlementaires avaient débuté dès 1986. Cf. p 189 in La science, creuset de l’inhumanité. L’Harmattan, 2012.

[2] U.S. National Archives, Record Group 77, Records of the Office of the Chief of Engineers, Manhattan Engineer District, TS Manhattan Project File '42-'46, folder 5D Selection of Targets, 2 Notes on Target Committee Meetings.

[3] The First Special Exhibition of Fy 2003, «  It was an atomic bomb ». A History of A-bomb Investigations. Minoru Hataguchi, Director Hiroshima Peace Memorial Museum, July 25, 2003.

[4] Cela a été amplement quoique discrètement confirmé depuis. Par exemple, le physicien Nishimori Issei qui était étudiant à Nagasaki au moment des faits et a précisé que les organes issus des autopsies avaient été subtilisés par les occupants (Lindee (1994) p 18, §2 et note 3), ce qui, dans les années 1973-1974, a posé quelques problèmes diplomatiques, étant donné que les autorités nipponnes avaient clairement formulé des demandes de restitution.

[5] Lindee (1994), pp 17 à 19.

[6] Lindee (1994) p 24-26. Toutes les notes de l’auteure à propos de Tsuzuki Masao ressortissent de dossiers non accessibles de la National Academy of Science, ou bien d’un manuscrit du 12 février 1987 de l’historien John Bowers sur l’ABCC (notes 10/11) dont l’accès n’est toujours pas autorisé. Tsuzuki est cité à quelques reprises dans des articles relatifs à l’histoire du journal d’Hiroshima, le Chûgogu Shimbun dans le site du mémorial de la paix d’Hiroshima en 2003.

[7] Lindee (1994), p 26, § 3 et 2.

[8] Nishina Yoshio, Bulletin of the atomic scientists 3 June 1947, pp 145, 167.

[9] Tetsuya Okahata, Rédacteur. Histoire d’Hiroshima: 1945-1995 (Partie 4, article 1). http://www.hiroshimapeacemedia.jp/mediacenter/article.php?story=20120208150143139_en&query=tsuzuki

[10] Le général a répondu « Soixante-quinze ans, c'est ridicule. La bombe... n'a plus eu d’effets après deux ou trois jours ». Masami Nishimoto, rédacteur principal. 120ème anniversaire du Chugoku Shimbun (Partie 6) : le bombardement atomique.http://www.hiroshimapeacemedia.jp/mediacenter/article.php?story=20120501101745126_en&query=tsuzuki

[11] Article collectif. L’histoire d’Hiroshima : 1945-1995 (Partie 30, Article 1) http://www.hiroshimapeacemedia.jp/mediacenter/article.php?story=20120529131333115_en&query=tsuzuki

[12] Lindee (1994) p 25, note 2 et §2.

[13] Lindee (1994), p 135 et pp 156-158.

[14] Au 15 juillet 2013, son nom était inconnu du moteur de recherche Google, témoignage institutionnel à l’appui. Courant septembre, cette situation avait changé à la suite d’échanges et de recherches effectuées en France et au Japon et transitant evidemment par le Net : Big Brother is working hard. Plus tard, des photos de Tsuzuki avaient également fait surface. Mais sa biographie est toujours introuvable en décembre 2013. À noter que sur le site de la RERF, fondation qui a pris la suite de l’ABCC, Tsuzuki est également inconnu ! Mais il apparaît sur deux photos que je reproduis plus loin…

[15] Günther Anders avait déjà attiré l’attention sur le fait que toutes les traces du crime devaient disparaître au plus tôt, avec la complicité des uns et des autres.

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Avis de recherches documentaires concernant les points suivants :

 

1) Je suis à la recherche d’une biographie de Masao Tsuzuki (elle est peut-être disponible à l’université de Tokyo ou à la faculté de médecine de cette ville).

 

2) Comme indiqué dans le texte, le 17 août 1959, Masao Tsuzuki déclare au Yomuiuri Press n’avoir pas trouvé d’éditeur de langue anglaise pour son livre faisant une recension et une analyse des études médicales menées à Hiroshima. Je n’ai pas trouvé trace de ce livre.

 

3) Kenzaburô Ôé parle à plusieurs reprises dans « Notes de Hiroshima » d’un livre blanc qui reste introuvable à ce jour, dont l’auteur est : 原水爆禁止日本協議会専門委員会編. Gensuibaku Kinshi Nihon Kyōgikai. Senmon Iinkai, le titre : 原水爆被害白書 かくされた真実, Gensuibaku higai hakusho : kakusareta shinjitsu, White paper on Hydrogen and atomic bomb victims : The hidden truth, 1961, 240 p et l’éditeur : 日本評論新社, Tōkyō, Nihon Hyōron Shinsha, 1961.

http://www.bekkoame.ne.jp/ro/gj13019/gjlibri/libri700_/libro_m130.htm

http://www.bekkoame.ne.jp/ro/gj13019/gjlibri/libri700_/libro_m130.htm

Published by The Japan Council against A & H Bombs.

With the co-operation of : Hiroshima City Office Hiroshima A-Bomb Museum, Hiroshima A-Bomb Hospital, Hiroshima A-Bomb Welfare Centre, Chugoku Newspaper Co, Nagasaki International Cultural Hall, Nagasaki A-Bomb Hospital Nagasaki University, Nagasaki A-Bomb Welfare Centre, Nagasaki Newspaper Co. Printing & Bookbinding/Toppan Printing Co Ltd. Printed in Japan28cm x 28cm square format/gravure photo pages 144/ Limited 4000 copies (Russian 2000, English 2000*)/ Price 14 Dollars, 3800 Yen/ Publish Date August 5, 1961/Publisher GENSUIBAKU KINSHI NIHON KYOGIKAI, Shiba Shinbashi 7-12, Mitano-ku, Tokyo-to, JAPAN

Je souhaiterais consulter en ligne ou télécharger ces ouvrages (ou en acheter un exemplaire si le prix en est abordable).

4) Je cherche à consolider et à compléter la liste que j’ai établie concernant les premières études faites à Hiroshima par les japonais à partir du 6 septembre 1945 (le mémorial de la paix, en tous cas pour ses « visiteurs lambda », n’est d’aucun secours ; sans doute faudrait-il pouvoir atteindre le « niveau chercheurs »).

 

5) Le 12 septembre 1961 les nations unies publient un communiqué condamnant les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki comme « crimes contre l'humanité ». Peut-on en retrouver la trace ?

 

 

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B
Bonjour, j'ai trouvé le titre suivant sur le site de Persée.fr concernant le point 5 :<br /> L'interdiction partielle des essais nucléaires de Georges Fischer à consulter sur le site :<br /> http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/afdi_0066-3085_1963_num_9_1_1022<br /> aux pages 17-18, je cite un passage de cet ouvrage :<br /> &quot;l'Assemblée générale des nations Unies a, de son côté, affirmé, par sa résolution du 27 octobre 1961, que l'Etat assume une responsabilité morale et juridique en raison de ses actes suceptibles d'avoir des effets biologiques nuisibles pour les peuples d'autres Etats (38).&quot;<br /> Cet élément peut-être une piste pour retrouver le communiqué recherché.<br /> Cordialement.
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J
Bonjour cet article ouvre les yeux sur cette armée qui est toujours muette sur les saloperies commises au nom de la manipulation des foules.... cela me fait penser à l'utilisation des gaz par la France en 1914 mais l’armée cache toujours la vérité et détruit ces archives concernant l'utilisation MASSIVE des gaz ,pareil....faut pas le dire .Ce qui est inquiétant en 2014 c'est la fabrication de virus et autres amuses bouches mortels dans tous les labos <br /> chuttttttt faut pas le dire
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S
Salut,<br /> <br /> D'abord les faits:<br /> <br /> ACRO il y a quelques jours, rubrique record du jours:<br /> <br /> dans le puits de contrôle 1-6, il y a maintenant 1,2 million de becquerels par litre en bêta total...<br /> ...<br /> Quelle dangerosité pour un tel résultat ?<br /> ...<br /> Le 1-6 est pratiquement a l'intérieur du R3 ou du R2...<br /> (me corriger si selon).<br /> ...<br /> Les &quot;records&quot; se suivent depuis plusieurs années déjà...<br /> ...<br /> Ou va t' on avec de tel résultats ?<br /> ...<br /> Salut. Pierre, A+<br /> ...
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« Fukushima - Rejets dans le Pacifique : clarification et mise en perspective »

Une analyse critique des données concernant les rejets des eaux radioactives de la centrale de Fukushima Daiichi initiés en août 2023, dossier réalisé par la CRIIRAD qui tente de répondre à ces questions : Quels sont les principaux défis auquel est confronté l’exploitant de la centrale ? Quels sont les éléments radioactifs rejetés dans le Pacifique ? Les produits issus de la pêche sont-ils contaminés ? Est-il légitime de banaliser le rejet d’éléments radioactifs, notamment du tritium, dans le milieu aquatique ? Qu’en est-t-il en France ?

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