Mako Oshidori, de la Yoshimoto Creative Agency, est membre de Manzai Kyokai (l’Association des monologuistes) et du conseil d’administration de la Free Press Association of Japan. Elle assiste de façon régulière aux conférences de presse données par les autorités japonaises et par TEPCO depuis le séisme du 11 mars 2011. Elle publie sans se lasser des reportages sur Fukushima et les autres zones touchées par des catastrophes. Elle a écrit il y a quelques mois dans MAGAZINE 9 un article intitulé « A propos des mères d’Iwaki, des citernes d’eau souterraines et histoires d’un travailleur » qui expose entre autres, sous forme d’un dialogue, le témoignage d’un ouvrier de Fukushima Daiichi. La traduction française de cet article a été réalisée à partir d’une traduction anglaise. En France, l’information en provenance du Japon est souvent ralentie à cause de la langue. Merci aux traducteurs qui acceptent de jouer ce rôle de passeur entre les pays, même si les nouvelles ne sont pas si heureuses qu’on le souhaiterait.
L’histoire incroyable d’un travailleur de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi
par Mako Oshidori
Extrait de l’article #57 de “Datsutte miru?” paru dans Magazine 9
Traduction anglaise : Naoko Miyajima (sur le site Daily Noborder)
Traduction française : Odile Girard (du blog Fukushima-is-still-news)
J’ai entendu une histoire incroyable qui m’a fait réaliser que la fuite d’eau salée concentrée venant d’une citerne souterraine n’est qu’un incident relativement mineur.
Le 11 avril, j’ai parlé avec un travailleur de la centrale de Fukushima Daiichi et un jeune professeur de l’Université de Tokyo.
Pourquoi lésiner sur les coûts et les délais quand on a à gérer un accident nucléaire de niveau 7?
- Le travailleur (T) : Je pense qu’une fuite de ci de là, c’est parfaitement normal.
– Vous parlez sérieusement ? Mais pourquoi ?
- T : Parce qu’on s’est trouvé dans une situation d’urgence qui a fait que de nombreux équipements ont été construits à la va-vite. Après l’accident, les équipements ont été mis en place très rapidement mais ce n’était pas un problème car ils ne devaient durer qu’un an ou deux.
Certains fabricants ont même inclus la phrase “La qualité n’est pas garantie” dans leurs contrats. Des équipements ont été construits qui étaient censés « ne durer qu’un an » mais ils sont encore utilisés aujourd’hui. C’est normal que leur condition se soit détériorée.
– Je suis choquée…
- T : De plus, les efforts pour garantir “des commissions plus basses pour réduire les dépenses” sont également un problème. Le gouvernement accorde à TEPCO des fonds pour gérer l’accident qui a frappé la centrale nucléaire, mais l’argent n’est pas une subvention. C’est une dette et il devra être remboursé un jour. Comme il n’est pas prévu que la centrale de Fukushima Daiichi génère des bénéfices à l’avenir, il est normal que TEPCO cherche à réduire sa dette au maximum.
C’est la raison pour laquelle « diminuer le budget, réduire les coûts et utiliser des matériaux à moindre prix” sont de rigueur. Sur le terrain, on n’en est pas à essayer de rassembler tous les grands cerveaux du monde pour trouver des solutions efficaces à l’accident nucléaire.
– On est loin en effet d’un rassemblement des cerveaux du globe. C’est juste un ramassis de radins, c’est ça ?
T : On lésine non seulement sur l’argent, mais sur le temps. On entend couramment des ordres du genre « C’est la fin de l’année fiscale. Alors dépêchez-vous de terminer ce travail de construction !” Ou d’autres fois on s’entend dire : « C’est la fin de l’année fiscale. Les financements sont épuisés. » Pourquoi donc une histoire de « fin d’année fiscale » devrait-elle avoir priorité absolue dans une situation aussi chaotique qu’un accident nucléaire de niveau 7 ?
Est-il raisonnable de confier la gestion d’un accident de centrale nucléaire à une seule entreprise comme TEPCO ? TEPCO en tant qu’entreprise privée est à la recherche du profit et terminer les comptes en fin d’année en fait partie. Je pense par conséquent que les choses ne marcheront pas si la gestion de l’accident et le projet de démantèlement de la centrale de Fukushima Daiichi ne sont pas retirés à TEPCO et confiés à une équipe ad hoc spécialisée.
Si la politique de recrutement du personnel reste la même qu’avant l’accident, le recrutement de travailleurs pour gérer l’accident va être un désastre.
T : Le problème n’est pas seulement financier, mais concerne le recrutement même des ouvriers. Il est de plus en plus difficile de garantir la main d’œuvre nécessaire à la gestion de l’accident.
Les ouvriers qui ont déjà été exposés à des doses d’irradiation qui dépassent les limites autorisées doivent cesser de travailler. Il était tout à fait prévisible que la disponibilité d’ouvriers qualifiés et compétents diminuerait.
En outre, certains ouvriers viennent de loin ; ils veulent juste faire de l’argent rapidement. Je sais que ce problème n’est pas spécifique à la centrale. C’est un des aspects douteux de l’industrie du bâtiment.
Avant l’accident, ces ouvriers faisaient affaire avec l’entrepreneur initial sous la supervision de 4 ou 5 sous-traitants. Mais depuis l’accident, il est devenu extrêmement difficile de garantir un nombre suffisant d’ouvriers, même en s’arrangeant pour avoir par exemple jusqu’à neuf ou dix niveaux de sous-traitants. Et le fait de faire appel à tant de sous-traitants intermédiaires réduit considérablement les salaires.
Ce qui se passe, c’est que les ouvriers qui viennent de loin pour travailler et gagner de l’argent à Fukushima vivent dans des logements pour ouvriers et se rendent compte de certaines réalités en discutant avec les autres ouvriers.
Ils apprennent ainsi que les salaires payés pour les travaux de décontamination sont plus élevés et que ce travail entraîne moins de risques d’irradiation que le travail de construction à la centrale. Et ces ouvriers changent alors de travail pour se consacrer à des tâches de décontamination.
– Oh… J’ai déjà entendu d’autres ouvriers parler de ce problème.
T : Et puis il existe aussi une autre catégorie d’ouvriers. Ce sont ceux qui viennent des autres centrales nucléaires réparties dans tout le Japon. Actuellement la plupart de ces centrales sont arrêtées, n’est-ce pas ? Ces ouvriers viennent à Fukushima parce qu’ils y ont été envoyés ou bien par choix personnel pour remplir une sorte de mission ou parce qu’ils ont un sens de la responsabilité. Cependant, à l’avenir, les centrales nucléaires vont être redémarrées une par une, ce qui veut dire que ces ouvriers, pour la plupart, devront retourner, volontairement ou non, dans leurs centrales d’origine.
– Vraiment ? Comme on le soupçonnait, elles vont être redémarrées l’une après l’autre ?
Évidemment ! Les choses vont dans ce sens. C’est bien avec l’idée de redémarrer les centrales nucléaires à l’arrêt que l’Autorité de réglementation nucléaire (la NRA) a publié sa feuille de route pour les opérations d’inspection. Et il ne faut pas s’étonner qu’on demande aux ouvriers de retourner dans leur centrale.
La NRA a publié la version préliminaire de ses nouvelles normes de sécurité [« Outline of the New Safety Standards »] et déjà certains producteurs d’électricité ont lancé investigation, inspection et construction. Entre temps, les ouvriers du nucléaire venus de tout le pays commencent à retourner dans leur centrale d’origine.
T : Parmi ceux qui travaillent à Fukushima depuis le début, la dose limite d’irradiation est de plus en plus souvent dépassée. Les ouvriers d’autres centrales retournent chez eux. Les ouvriers qui viennent d’autres régions du pays travailler à Fukushima pour faire de l’argent sont de moins en moins nombreux et le recrutement est difficile.
Construire des équipements avec des matériaux à bas prix pour réduire les coûts n’est pas le seul gros problème. Assurer le recrutement de la main d’œuvre est également devenu un sérieux problème.
– Les coûts et la main d’œuvre posent donc de sérieux problèmes…
T : Il y a aussi un problème lié au statut des ouvriers. Le côté plus ou moins honnête de l’industrie du bâtiment ne date pas d’hier, mais passer entre les mains de 3 ou 4 sous-traitants pose vraiment problème.
Comme je l’ai dit tout à l’heure, nous travaillons désormais avec des gens qui sous-traitent jusqu’à neuf niveaux. Imaginons qu’une équipe de 10 ouvriers comprennent des membres qui ont des statuts contractuels différents, disons par exemple, des sous-traitants qui dépendent d’une entreprise située trois voire six échelons plus bas. Pour éviter ce qu’on appelle les « arnaques au contrat », les chefs d’équipe de la première ou seconde entreprise n’ont pas le droit de donner des ordres directs aux ouvriers de la sixième ou neuvième entreprise sous-traitante.
Il est certain que donner des instructions directes à quelqu’un qui n’est pas votre employé direct est illégal et il y a fort à faire pour améliorer l’honnêteté de l’industrie du bâtiment. Mais ce genre de réglementation pourrait bien s’avérer un obstacle quand il s’agit de trouver des solutions efficaces pour gérer l’accident de la centrale.
Sur les sites, les chefs d’équipe ne peuvent pas donner d’instructions telles que « Voilà comment ce travail doit être fait » de peur d’être accusés de fraude au cas où la personne concernée porterait plainte en disant « j’ai reçu des instructions de quelqu’un avec qui je n’ai pas de lien d’emploi direct. » Les chefs d’équipe ont donc peur de donner des instructions. Et c’est un problème supplémentaire.
La fraude au contrat est sans aucun doute inacceptable. Mais dans une situation où des ouvriers ayant des statuts différents doivent travailler ensemble parce qu’il n’y a pas assez de main d’œuvre, ce genre de réglementation n’est pas très justifiable. J’espère que ces conditions de travail vont être changées. Le gouvernement et les diverses organisations devraient travailler de concert pour gérer tous les employés afin de trouver des solutions efficaces. C’est une des raisons pour lesquelles je pense que TEPCO devrait renoncer à la direction de la centrale de Fukushima Daiichi.
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Suite de l’article :
Témoignage d’un ouvrier de la centrale de Fukushima Daiichi (2)
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