Le 11 mars 2016, Kurumi Sugita, chercheure socio-anthropologue et présidente fondatrice de l’association « Nos Voisins Lointains 3.11 », a donné une conférence intitulée « Fukushima, les vies sinistrées » à la Maison de la Nature et de l’Environnement de l’Isère (MNEI) à Grenoble, conférence inaugurale de la commémoration des catastrophes de « Tchernobyl, Fukushima... ». La conférencière a exposé la situation concrète et actuelle des sinistrés de la catastrophe de Fukushima, en particulier sur les problèmes sanitaires. Attachée au Japon, engagée, Kurumi a suivi la situation de 60 personnes sinistrées, pendant plusieurs années, en les visitant chacune une fois par an afin de recueillir des données sur le terrain pour ses actions associatives. C’est «le projet DILEM» : Déplacés et Indécis Laissés à Eux-Mêmes depuis l’accident nucléaire au Japon - parcours de vie et trajectoires géographiques des sinistrés hors des zones d’évacuation officielle.
Je vous propose une restitution écrite de cette conférence, avec l’aimable autorisation de Kurumi qui a également eu la gentillesse d’ajouter des données actualisées à son retour du Japon en juin 2016.
Evelyne Genoulaz
I. Les territoires contaminés
Après la catastrophe les autorités ont déclaré l’Etat d’Urgence et à ce jour le Japon est toujours « sous déclaration de l’état d’urgence nucléaire (genshiryoku kinkyu jitai sengen) ». Mais au fil du temps, le zonage des territoires contaminés est de plus en plus réduit par les autorités, comme on peut en avoir un aperçu chronologique sur ces cartes (METI).
II. La politique des retours
Dès ce mois de mars 2016 en effet, beaucoup de zones ont été « ouvertes ». Le retour à TOMIOKA est programmé par les autorités après avril 2017; OKUMA partiellement en 2018. Seule FUTABA est légendée « sans prévision ». Noter que les cartes du zonage ont délimité dès le début de la catastrophe un zonage par cercles concentriques, alors que la radioactivité se dépose « en tâches de léopard » et aujourd’hui, les zones de retour programmé se rapprochent géographiquement de plus en plus de la centrale alors même que ces zones sont dangereuses ! Le gouvernement prépare la levée de l’ordre d’évacuation à 20 mSv/an, et maintenant les zones comprises de 20 à 50 mSv/an entrent dans le planning d’ouverture après le printemps 2017 en établissant des points stratégiques pour la reconstruction (fukkô kyoten). Pour ne parler que de IITATE, qui était le plus beau village du Japon, son maire est favorable au retour, mais aujourd’hui la situation est poignante : on a décontaminé jusqu’à 20 mètres seulement des maisons, or comme il est environné de montagnes et de forêts, la radioactivité y restera dangereuse…
Mesures déléguées aux individus
Le contrôle de mesure de la radioactivité ambiante va désormais être fondé sur l’individu et non plus sur l’espace. C’est ainsi que chacun est invité à se mesurer, à mesurer ce qu’il consomme, donc si l’individu est contaminé il ne devra s’en prendre qu’à ses propres négligences !
L’absurde et l’arbitraire à l’œuvre dans le calcul des débits de dose
Les chiffres officiels de la contamination géographique, les débits de dose affichés, utilisent un calcul biaisé.
Habituellement, pour mesurer sur le terrain un débit de dose, on obtient un chiffre en mSv/h puis on le multiplie par 24(heures) x 365 (jours) pour obtenir le débit annuel. Mais ce n’est pas le calcul que font les autorités.
Elles font d’abord une différence entre le niveau de contamination d’une part à l’intérieur des habitations, d’autre part à l’extérieur. On a décidé de considérer qu’un individu ne passe que 8 h à l’extérieur. On estime par ailleurs (règle officielle) que « l’irradiation à l’intérieur d’un bâtiment est réduite à 40 % de l’irradiation relevée à l’extérieur ». Pourtant, à Minamisoma par exemple, des études ont montré que la contamination à l’intérieur était au mieux inférieure de 10 % par rapport à l’extérieur, au pire parfois supérieure ! C’est-à-dire qu’on utilise un mode de calcul qui finit par établir, si nous prenons un exemple, un débit de dose de 20 mSv/an là où le débit réellement mesuré est de 33 mSv/an !
Les résidents qui n’ont pas évacué sont en détresse car ils connaissent désormais la peur, par exemple ceux de Naraha qui ne reconnaissent plus leur ville car elle a bien changé depuis la catastrophe : actes de vandalisme, insécurité dès que tombe la nuit puisqu' il fait noir désormais dans les rues, des jeunes filles même ont été abusées…
De plus, Naraha est une ville côtière, avec une route en bord de mer et toute la nuit – la nuit surtout – on entend le vacarme d’un incessant et inquiétant trafic routier de camions chargés de déchets radioactifs, sans savoir précisément ce qu’on transporte…
Qu’est-ce qui motive cette politique du retour ? Selon Kurumi Sugita, dans la perspective des Jeux Olympiques au Japon en 2020, le gouvernement poursuit un objectif dépendant de la statistique : il s’agit de faire baisser les chiffres ! Si les personnes évacuées ou auto-évacuées quittent les « logements aidés », elles ne sont plus comptées comme des « évacués » ; ainsi pourra-t-on publier qu’il y a moins d’évacués…
III. Travaux et déchets
L’ensemble du territoire de la préfecture de Fukushima est aujourd’hui jonché de sacs de déchets. Partout, au détour des champs, on tombe sur des montagnes de sacs, parfois si hautes ! C’est un spectacle désolant pour les résidents. Et l’on manque d’espace où les entreposer, à tel point que les autorités ont même créé des décharges appelées « entrepôts provisoires temporaires ! »
On ajoute sur le pourtour des « carrés » de sacs les plus contaminés, une rangée de sacs de terre non contaminée, pour réduire le chiffre du débit de dose !
A la date de mars 2016, on compte pas moins de 10 millions de sacs et 128 000 dépôts provisoires dans la préfecture de Fukushima. Les sacs de déchets sont omniprésents sur le territoire, en dépit du désarroi des résidents ; près des écoles, et jusque dans les jardins des gens.
Faute d’espace de stockage suffisant, les autorités contraignent les résidents à une alternative intolérable : si le résident ne veut pas stocker les déchets sur sa propriété, c’est son droit. Mais dans ce cas, elle ne sera pas décontaminée ! Le résident qui demande « l’intervention de décontamination » doit garder les déchets dans sa propriété ! C’est pourquoi on voit, ici ou là, partout en fait, des sacs près de bâtiments ou chez des particuliers.
L’incinération des déchets
Selon la loi « Nuclear Reactor Regulation Law » (Genshiro tô kiseihô), le seuil de recyclage de « déchet nucléaire » est de 100 Bq/kg. Cependant, le 30 juin 2016, le Ministère de l’environnement a officiellement décidé de pouvoir « réutiliser » les déchets au-dessous de 8000 Bq/kg (1).
Concrètement, ces déchets seront utilisés dans les travaux publics, couverts par des ciments et des terres afin de faire baisser la radioactivité ambiante.
Afin de « réduire le volume » des déchets, des « incinérateurs provisoires » ont été construits afin d’incinérer les déchets nucléaires et de faire « vaporiser » le césium.
La carte de la préfecture de Fukushima permet de localiser les établissements de transformation des déchets nucléaires (shizai-ka center) - Légende : les icônes différencient les différents inciné-rateurs ; rouge = en marche - bleu = en cours de construction - gris/jaune = planifiés - gris = opéra-tion terminée
Partout, aux abords des villages, il y a ces incinérateurs dont les gens ne savent rien ! Ils fonctionnent souvent la nuit pendant deux à trois mois puis tout s’arrête, du jour au lendemain, plus rien. Les gens se demandent ce qu’on y brûle... sans parler d’une rumeur au sujet d’un centre d’expérimentation secret où il serait question de brûler des déchets beaucoup plus contaminés.
Plus effrayants encore, ces établissements de transformation des déchets…
Au « Centre de création de l’environnement », une affiche sur le four rotatif qui « décontamine et transforme en ciment des déchets, des terres, etc. »
Par exemple, celui situé à Warabidaira dans le village d’Iitate ou encore le Centre de création de l’environnement (Kankyô Sôzô Center) ouvert au mois de juillet 2016 au bourg de Miharu, traitent les déchets (cendres au-dessus de 100 000 Bq) ainsi que des terres provenant des travaux de décontamination.
Or, ces deux dernières catégories ne sont pas gérées par la loi de gestion des déchets (1) si bien qu’on n’a pas de contrainte liée à la radioactivité pour les traiter… afin de réduire leur volume et de les rendre … « recyclables » !
De plus, ces établissements sont déclarés comme « instituts de recherche » et, en tant que tels, ils sont dispensés de la demande de permis de construction gérée dans le cadre de la loi de gestion des déchets !
On constate des incohérences, voire des contradictions, entre des lois. Nous avons déjà vu la contradiction entre la limite de 100 Bq/kg définie par la Nuclear Reactor Regulation Law et celle de 8000 Bq/kg adoptée récemment par le Ministère de l’environnement.
IV. Résidents, déplacés et retournés
Les mesures citoyennes. Les femmes, et les papas aussi, explorent l’environnement quotidien pour repérer les points chauds de façon à modifier si besoin l’itinéraire recommandé aux enfants, par exemple « le chemin de l’école » (au Japon tous les enfants se suivent à la queue leu leu).
A cet effet, les associations se munissent de « hot spot finders ». Très conscients du risque sanitaire auquel les enfants sont exposés, ils ont bricolé des capteurs reliés à un GPS, ils les attachent aux poussettes en empruntant les itinéraires de promenade et le chemin de l’école, ou explorent les jardins publics. Le système est pensé avec rigueur : c’est une tige verticale de 1 mètre de long qui part du sol et comporte un appareil de mesure à 10 cm du sol, un autre à 50 cm, un dernier à 1 mètre afin de prendre en compte les différentes tailles des enfants. En cas de point chaud, les gens avertissent la population et font changer d’itinéraire les enfants, puis demandent aux autorités de décontaminer. Mais pour les parents, ce travail est sans fin…
La population a aussi mis en place des actions citoyennes via internet. Ces bases de données en ligne, citoyennes et indépendantes, sont assez nombreuses, et l’une d’entre elles est même traduite en anglais depuis novembre 2014. Ce sont les « Minna no Data » : mesures de la radioactivité ambiante, mesures du sol, analyses des aliments (2).
Quelques logos d'asociations
V. Les actions de protestation
Le procès qui s’est ouvert au printemps 2016 contre 3 ex-personnalités de TEPCO est le premier procès au pénal ; il pourrait durer dix ans…
Cependant, dans la préfecture de Fukushima, il y a une multitude d’autres procès à différents niveaux, par exemple, en mars 2016, un procès à l’initiative de 200 parents est intenté à la Préfecture de Fukushima, pour « sortir les enfants des zones contaminées ».
Les gens protestent pour faire baisser « les seuils ». Selon eux, l’enjeu des seuils dépasse le cadre strict du Japon, ils craignent en effet que les seuils du Japon ne finissent par être généralisés outremer, ce que soulignent certaines cartes dans leur légende, par exemple « contre la généralisation et l’externalisation du seuil de 20 mSv/an ».
Certains sinistrés demandent, comme après Hiroshima, « un carnet d’irradiation », afin d’avoir accès aux soins.
Les vacances sanitaires
Envoyer les enfants en vacances sanitaires est aujourd’hui de plus en plus difficile, parce que la population tend à croire que la catastrophe est terminée alors les demandes d’aide sont devenues compliquées. Dans la ville de Fukushima par exemple, faire référence à la catastrophe nucléaire est désormais tabou…
VI. Une catastrophe sociale et familiale
Elle se décline en « conflits » entre voisins (un exemple : on décontamine chez un tel mais pas chez son voisin immédiat), entre les allocataires et les autres, entre les déplacés et les résidents du site d’accueil (il y a des malentendus sur la question des indemnités ; les auto-évacués ne sont pas indemnisés, mais la population locale d’accueil croit qu’ils le sont). Si bien qu’aujourd’hui beaucoup d’évacués préfèrent rendre leur carte de résident de Fukushima et acquérir la carte de la commune d’accueil (il faut savoir qu’au Japon on est résident du village dont on conserve la carte de résident) pour « tourner définitivement la page » parce qu’ils ne supportent plus d’être appelés des « évacués ». Ils veulent s’intégrer là où ils se sont déplacés. Seuls les gens âgés restent indéfectiblement attachés à leur résidence d’origine ; ce sont majoritairement les catégories âgées qui envisagent le retour.
Dans les familles de la Préfecture, suite à la catastrophe nucléaire, beaucoup d’hommes sont restés par nécessité, pour garder leur emploi afin de subvenir aux besoins de leur famille, alors que les mères ont évacué avec les enfants pour les mettre hors danger ; mais au fil du temps, cinq ans déjà, les familles se délitent… le père rejoint la famille plus rarement, souvent faute de moyens, et le couple se déconstruit ; on note beaucoup de divorces et des suicides. Les femmes font preuve d’une énergie remarquable, elles sont sur tous les fronts, ouvertement, et même fortement impliquées dans les actions pour les procès, jusqu’aux articles de la presse dite « féminine » qui aujourd’hui font la part belle aux sujets liés au nucléaire, à la catastrophe. Les jeunes filles en particulier sont très actives dans les protestations. Il s’agit d’une évolution notable de la société japonaise.
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A l’issue de sa conférence, j’ai posé une question toute simple à Kurumi Sugita : Pourquoi a-t-elle fondé l’association « Nos Voisins Lointains 3.11 » ?… En France, où réside Kurumi, plusieurs associations de Japonais échangent au sujet de la catastrophe. Or, Kurumi Sugita a fondé le 8 janvier 2013 à Lyon, l’association « Nos voisins lointains 3-11 » pour informer aussi les Français ou les francophones qui ne lisent pas le Japonais. Le site de l’association publie de précieux et bouleversants témoignages, traduits en français. Grâce aux dons, l’association aide concrètement, autant que possible, quelques familles sinistrées au Japon.
Pour en savoir plus
Le site de son association : http://nosvoisins311.wix.com/voisins311-france
Vous trouverez les témoignages des sinistrés sur sa page Facebook :
Et des informations générales sur la catastrophe nucléaire de Fukushima :
https://www.facebook.com/Nos-Voisins-Lointains-311-555557711144167/