Le texte Une pétrification foudroyante a été écrit par Michel Tibon-Cornillot à la demande d’une revue franco-japonaise installée à Tokyo. Celle-ci voulait créer un numéro spécial consacré au séisme et tsunami de mars 2011 et pour cela, a mis en place une pré-sélection des auteurs contactés en leur demandant le thème choisi, une introduction et le plan de l'éventuel article. Une fois accepté par cette première sélection, le texte de Michel Tibon-Cornillot fut envoyé à la rédaction de la revue, début décembre 2011. Trois mois après, la rédaction de la revue décida de ne pas le publier.
Décembre 2011, janvier 2012 ! février 2012 ! Au cours de ces trois mois, se sont mises en place les tentatives de re-normalisation lancées par la société Tepco, autour du contexte "surréaliste" des arrêts à froid. Cette relecture « euphémique » de la catastrophe qui avait des sources politiques a probablement eu un impact sur le comité de direction de la revue franco-japonaise qui est liée, entre autres, aux institutions officielles, et du Japon, et de la France. Fallait-il prendre en compte les réticences des pouvoirs publics ? Y avait-il des menaces concernant d'éventuelles subventions? Autant de suppositions. Mais une seule certitude, refuser le texte Une pétrification foudroyante, sans doute trop inquiétant !
Michel Tibon-Cornillot n’a pas souhaité que l’on enterre son travail de la sorte. Aujourd’hui, il a choisi d’éditer son article dans le blog de Fukushima, et c’est un grand honneur de l’accueillir dans nos colonnes.
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Une pétrification foudroyante
le temps d’après la collision Fukushima
par Michel Tibon-Cornillot, ehess
Version pdf téléchargeable (610 Ko)
Affalée sur la plage en bord de mer, l’ex-centrale de Fukushima rassemble sur son aire une multitude de pièces arrachées, parfois énormes, de flaques d’huile, d’eau polluée, souvent radioactive, de mazout, de bâtiments d’entretien, de réfrigération, laissés à l’abandon ; cet ensemble désolé pourrait ressembler à une sorte de « zone » sous-industrielle des suburbs contemporaines, mais cette image s’évanouit de suite face à la vision des quatre énormes réacteurs ruinés, ces sortes de dragons blessés, crachant de toute part leurs feux et leurs particules venimeuses. Entre séisme et tsunami, se sont manifestées des énergies telluriques et océaniques bien plus puissantes que les dispositifs techniques humains : les ondes sismiques ont fissuré les socles de béton les plus épais, les murs de soutien les mieux armés. Les flots ont envahi l’ensemble du site, noyé les pare-feux, éteint les réfrigérations ; ils sont rentrés dans les sous-sols ainsi que dans toutes les structures non étanches ou souterraines. En se retirant enfin, la mer a emmené et éparpillé des milliers de tonnes de débris lourdement contaminés.
Les images, les sons, les commentaires de ces événements, se sont immédiatement coagulés puis satellisés et diffusés mondialement en innombrables facettes qui réitèrent indéfiniment des traumatismes bien réels, sans qu’on puisse les distinguer des effets spéciaux numérisés des films-catastrophes contemporains. Malgré le flux ininterrompu des informations, les questions essentielles demeurent : que s’est-il réellement passé ? Comment faut-il lire, voir et interpréter les séquences-paniques interminablement reproduites devant nous? C’est ce travail de relecture qu’il faut mettre en œuvre de façon à sortir ces événements de la banalité et de la monotonie produite par la répétition technique des mêmes images et des mêmes commentaires. Il est urgent de faire une estimation de la dangerosité technique, historique, sociale et planétaire qui s’est installée dans l’ex-centrale de Fukushima; elle concerne tous les japonais et tous les humains.
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1. Le choc des Titans
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1.1. Des échelles énergétiques démesurées
Une lecture attentive fait apparaître des lignes de force qu’il s’agit d’expliciter ; l’une d’entre elles s’impose de suite et concerne la présente confrontation entre des entités appartenant à des registres et structures aussi différents que des appareillages techniques humains et des phénomènes telluriques. Sur le champ clos de la centrale de Fukushima, sont entrées en collision ces deux acteurs du « drame » :
- d’une part, des filières techniques nucléaires mettant en scène des machineries titanesques chargées de contrôler des énergies atomiques afin qu’elles ne puissent sortir de leurs enceintes tout en conservant et contrôlant leur puissance thermique de manière à ce que la chaleur transforme l’eau en vapeur. Cette vapeur elle-même, par l’intermédiaire de turbines permet de faire tourner des alternateurs produisant des courants électriques. C’est l’ensemble de ce processus mise en œuvre dans des machines-cathédrales qui permet de brider et de collecter par des câbles à très haute tension (THT) l’énergie électrique issue du nucléaire ;
- et d’autre part, des phénomènes tectoniques provoquant aléatoirement des déformations des couches géologiques qui sont à l’origine des séismes et des raz-de-marée. L’apparition de ces phénomènes développe des énergies et des mouvements dont les intensités et les grandeurs sont hors échelle humaine. Il faut sans doute en chercher les estimations dans des considérations d’ordre géologique et planétaire concernant les mouvements de subduction d’une plaque tectonique sur l’autre.
L’analyse de « la collision de Fukushima [1] » et de ses effets accidentels fait ressortir le caractère unique et complexe de l’événement dont on ne retrouve aucun des caractères, ni dans l’accident de Three Mile Island, ni dans celui de Tchernobyl. Dans le cas de l’ex-centrale, la non-intentionnalité des événements sismiques et du tsunami vient déborder, écraser la bonne marche des réacteurs nucléaires sans pourtant que ces derniers s’éteignent, bien au contraire.
1.2. Les parentés titanesques des deux acteurs
L’une des interprétations spontanées concernant la collision de Fukushima tend à « sauver » les acteurs humains, et surtout les sciences et les techniques qu’ils servent, en leur retirant la responsabilité de l’accident. Il s’agit de reporter l’ensemble des contraintes, des dangers et des destructions concernant la centrale de Fukushima sur le surgissement stochastique des phénomènes telluriques et océaniques. Dans la mesure où l’on ne saurait rendre responsable un phénomène naturel, il devient difficile d’attribuer une responsabilité de l’accident aux pauvres hommes surpris par des événements si imprévisibles.
Cette tentative de sauvetage anthropocentrique ne correspond pas aux caractéristiques les plus élémentaires de la « collision Fukushima ». Bien au contraire, la responsabilité de l’espèce humaine est totalement engagée dans cet événement, d’une part à cause des impasses de la techno-science moderne fondée sur le réductionnisme spatio-temporel inauguré par la pensée cartésienne, et d’autre part la recherche interminable des « bassins » d’énergie et de domination [2] en vue de la rentabilisation.
Une lecture attentive de certains mythes grecs peut nous apporter un éclairage intéressant, particulièrement à propos du rôle attribué aux Titans, et plus précisément, à l’un d’entre eux, Prométhée.
Faut-il rappeler que la cosmogonie grecque n'est pas fondée sur la souveraine bonté de Dieu mais sur une série de meurtres, castrations et dévorations constitutives de la Formation du monde.
Tout commence avec Cronos, le Titan, qui a castré son père, Ouranos, le ciel qui, allongé sur Gaia, la terre, interdisait la montée de ses enfants vers la lumière. " Cet acte aura des conséquences cosmiques décisives. Il éloigne le Ciel de la Terre et permet aux Titans qui sont les premiers dieux, les ouranides, de s’installer sur les montagnes de la terre [3]. ».
Cronos, devenu roi à son tour, avait pris l’habitude de dévorer ses enfants de façon à ce qu’ils ne le détrônent pas par des méthodes aussi violentes que celles utilisées par lui contre son père. Les récits des mythes grecs décrivent alors les ruses qui permettront à Zeus, le premier des Olympiens, d’échapper à la dévoration par son père, Cronos. Ces récit relatent aussi la guerre des Titans contre les Olympiens et la victoire de ces derniers sur la première génération des dieux ouranides. Au prix de combats qui détruisirent les montagnes, les fleuves et qui ramenèrent la terre vers une nouvelle sorte de chaos, « les titans sont précipités au sol. Zeus les fait chuter sous les coups de fouet de sa foudre...Ils tombent à terre et les cents-bras précipitent sur eux une montagne d’énormes pierres sous lesquels les titans ne peuvent plus bouger…Les Titans qui ne peuvent être tués puisqu’ils sont immortels, sont renvoyés au Chaos souterrain, dans le tartare brumeux où rien n’est distinct [4]».
Les Titans sont initiés aux secrets les plus profonds de leur mère Gaia, la terre. Ce sont eux qui incarnent les forces colossales mises en œuvre pour sa fabrication et, bien qu’ils soient prisonniers des parties inférieures du monde, ils manifestent leur présence et leur puissance par des tremblements de terre, par des éruptions et des raz-de-marée. Ainsi peut-on relier les éléments mythologiques de la naissance et de la chute des titans avec des manifestations de phénomènes telluriques et océaniques.
Est-il possible de retracer une telle généalogie mythologique à propos des fabrications techniques de l’espèce humaine ? Existe-t-il des parentés, au moins d’ordre analogique, entre les Titans et les dispositifs techniques, entre autre ceux des centrales nucléaires ?
Il faut évoquer à ce propos l’un des personnages centraux de la mythologie grecque, Prométhée le roublard. Les récits rapportent qu’il est « le créateur de la race humaine [5] ». Prométhée était célèbre pour son intelligence et Athéna qui le respectait lui enseigna l’astronomie, l’architecture et les mathématiques. Lors d’une querelle entre lui et Zeus, il comprit que ce dernier voulait retirer le feu aux hommes, ces pauvres mortels : « Qu’ils mangent donc leur viande crue , avait ajouté Zeus [6]».
Prométhée décide de voler le feu en entrant dans l’Olympe avec l’aide d’Athéna. Il se procure une semence du feu de Zeus qu’il cache dans une feuille de fenouil ; il redescend du ciel sans se faire remarquer et donne le feu aux hommes. Ceux-ci peuvent de nouveau faire cuire leurs viandes et commencent aussi à fabriquer des outils et des objets artificiels.
Très irrité contre Prométhée, Zeus jure de se venger et le fait enchaîner sur une montagne du Caucase où un vautour affamé lui dévorait le foie toute la journée, du début à la fin de l’année.
A travers de nombreux développements poétiques et philosophiques, Prométhée, le Titan rusé, est devenu une sorte de personnage tutélaire, le père des hommes. Mais il a pris aussi une consistance toute particulière dans le contexte de la formation des sciences et des techniques contemporaines « car le feu est vraiment la marque de la culture humaine. Ce feu prométhéen, dérobé par ruse est bien un feu technique, une procédure intellectuelle qui démarque les hommes des bêtes [7] ». A l’intérieur du mythe lui-même, il est indiqué que ce père des humains est aussi un Titan, connaisseur des secrets les plus intimes de la terre, un Titan roublard, plein de ruse et en cela, un rival sans pareil de Zeus.
1.3. Forer jusqu’à la trame de la matière et domestiquer la source des énergies
Le mythe de Prométhée s’est trouvé au cœur des réflexions portant sur le thème des progrès et des dangers des sciences et des techniques modernes. Quels sont alors les chemins qui ont permis ces rapprochements entre un personnage mythique et les sciences modernes?
Dans son ouvrage Règles pour la direction de l’esprit [8], René Descartes proposait de décomposer en propositions simples celles qui étaient manifestement trop complexes et de partir à la recherche de celles qui pouvaient être les propositions les plus fondamentales. Il fallait selon lui procéder de cette manière dans le champ intellectuel. Dans la suite de son œuvre il généralisa sa méthode inspirée de l’arithmétique et de la géométrie à l’ensemble des pratiques professionnelles et privées, que ces pratiques soient médicales, architecturales ou optiques.
La méthode cartésienne généralisant à toutes les opérations intellectuelles, les principes de décomposition en éléments simples, fondamentaux, et recompositions en structures complexes, propres aux mathématiques, a eu et a encore une influence fondamentale sur la pensée scientifique. Le mouvement du raisonnement déductif s'enracine dans ce processus de décomposition-reconstruction. C'est aussi la méthode analytique en général qui s'exprime ainsi pour la première fois avec une telle précision.
Ce mouvement de la pensée qui se confond avec celui de l'analyse a suscité un mouvement de recherche en physique vers lequel converge la mise en place des interprétations théoriques de la matière qui permettra leur quantification, leur mathématisation ainsi que la localisation de ces entités abstraites dans des particules et molécules qui en sont le support. L'application de ce réductionnisme de méthode, caractéristique du mouvement de l'analyse, s'est donc accompagnée d'une série de réductions partant de la matière initiale complexe et brut, et se dirigeant vers des structures de plus en plus fondamentales, celles que l’on retrouve dans la physique moléculaire.
Les termes de forage réductionniste expriment bien la dynamique de la recherche des constituants les plus primitifs de la matière. Il s’agit en effet d’une sorte de travail souterrain et symbolique pour accéder à des formes mathématiques capables de condenser un faisceau de phénomènes divers. Mais la détection de ces structures, élaborées mathématiquement, n’épuise pas le mouvement du forage. Il s’agit aussi de repérer dans le monde « réel » la présence de ces éléments fondamentaux en passant par des appareils de détection spécialisés (accélérateurs, synchrotrons).
Ce travail de forage évoque un mouvement vers le bas, vers les profondeurs de la trame du monde, là où se forge la matière elle-même et où se concentre l’énergie. Sans aller plus avant dans la description détaillée de ce mouvement, chacun sent bien qu’il y a dans cette concentration et cette descente vers les forces telluriques, un aspect fidèlement et explicitement titanesque.
Il faut enfin se rappeler que l’énergie thermique des centrales nucléaires est produite à partir de dégradations et alliages de métaux lourds, le plutonium 239 et l’uranium 235, entités qui n’existaient qu’à l’état de traces infimes sur la terre. Ces métaux ont été obtenus par des opérations chimiques et métallurgiques menées depuis 1940. Cette remarque renforce encore l’engagement titanesque de l’espèce humaine dans sa volonté de produire des bombes atomiques puis des centrales nucléaires, engagement qui l’amène à purifier des métaux lourds de façon à leur faire cracher des énergies thermiques.
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2. Une collision transhistorique
2.1. La planète-laboratoire ou la reconstruction du monde
La collision Fukushima est plus étrange qu’il n’y paraît et paradoxalement cette étrangeté se trouve du côté des techniques humaines. La création d’une centrale nucléaire est en effet l’aboutissement de procédures de reconstruction du « réel phénoménal » en fonction de représentations physico-mathématiques qui sont longtemps restés abstraites ou soumises à des expériences de pensée (Gedankexperimenten).
Les objets de cette physique lourdement mathématisée ne pouvaient trouver un statut de véracité en eux-mêmes ; il fallait les faire entrer dans le monde et pour cela, fabriquer des instruments capables de les détecter. Et en effet, ces particules sont apparues indirectement dans des détecteurs tels que des films ultrasensibles, des chambres à bulles ; on a pu progressivement accélérer leur vitesse, les collisionner entre elles, établir des généalogies, tout cela grâce à d’énormes machines-laboratoire, telles que l’ensemble des installations du CERN à Genève.
Chacun voit bien qu’entre l’écriture des équations complexes aboutissant à la possibilité mathématique d’un élément constitutif fondamental de la matière et sa détection dans le « réel », s’est intercalé l’ensemble des innombrables filières techniques qui ont été convoquées à participer à la construction des machines-laboratoires. Quel est alors le statut de « réalité » de ces particules ? Jusqu’où peut-on leur accorder un statut d’objet ou faut-il leur conserver la part de fiction formelle qu’elles avaient au départ ? Mais alors quel est le statut des machines colossales qui ont été financées par dizaines de milliard pour les faire advenir au monde ?
Autant de questions qui peuvent sembler embarrassantes mais qui ne se posent plus si l’on comprend que l’espèce humaine, dans sa version occidentale, s’est donnée pour tâche de reconstruire le monde. Une centrale nucléaire n’existe que comme concrétion, hypostase, du grand projet titanesque de reconstruire un autre monde ; elle en est à double titre l’émissaire :
- en tant que machine-laboratoire où peut apparaître une nouvelle source thermique,
- en tant que container et dépositaire de métaux lourds radioactifs advenus sur la terre grâce aux savoir-faire humains, métaux sans lesquels ces centrales n’existeraient pas.
2.2. La collision Fukushima et ses dimensions temporelles
Il s’agit d’une situation très nouvelle qui met en scène des conflits entre des dispositifs techniques intégrés dans les trames historiques humaines et des manifestations telluriques extra-humaines. Les temporalités de ces deux types d’événements si étrangers l’un à l’autre, l’un relevant de l’histoire des hommes, et l’autre surgissant des plages immenses des déroulements géologiques, ne devaient permettre aucune interaction temporelle. Des événements remarquables se sont pourtant passés au cours desquels ces deux types de temporalités incomparables se sont enchevêtrés.
Initialement, la centrale de Fukushima se déployait dans un espace délimité et selon des rythmes temporels très serrés imposés par des contrôles et des suivis en température, en radioactivité, des changements de matériel et de personnels, de multiples entretiens des machines, etc. Ce premier niveau instrumental de temporalité s’inscrivait aussi dans un autre régime du temps organisé de façon finalisée, ce temps nommé histoire. L’ensemble de la temporalité instrumentale pouvait être revisité en tant qu’étape historique permettant de réaliser l’indépendance énergétique du Japon et de prolonger sa longévité.
Il se trouve que la collision Fukushima a ouvert d’autres horizons temporels, que ce soit à propos des phénomènes tectoniques mais surtout en ce qui concerne des dispositifs techniques humains.
L’irruption des phénomènes telluriques a entraîné l’arrêt immédiat de la centrale de Fukushima puis l’enclenchement d’une séquence temporelle ultra-rapide menant à l’explosion du réacteur 1. Il faut lire dans ce moment séparant l’état de marche de la centrale et celui de son arrêt un moment temporel critique où le nano-instant d’une seconde du temps de l’horloge est aussi le temps compressé des modifications radicales de la centrale. C’est dans ce pur instant que la centrale a changé d’état, a subi une mutation et est devenue l’ex-centrale de Fukushima.
L’ex-centrale a quitté le champ de l’histoire, à double titre, en tant qu’histoire des techniques contemporaines et histoire de l’indépendance énergétique du Japon. L’ex-centrale est sortie du temps de l’histoire mais a-t-elle retrouvé son temps instrumental ?
Quel est donc le type de temporalité que maintient la centrale ? Ce ne peut plus être la temporalité instrumentale évoqué plus haut, celle de l’entretien et du fonctionnement, puisqu’il n’y a plus rien à entretenir ni à faire fonctionner.
Il faut alors se rappeler que l’ex-centrale, non seulement est incapable de produire de l’électricité mais qu’elle a perdu sa propriété fondamentale, le confinement des matériaux radioactifs. Ceux-ci sont évacués en permanence vers l’extérieur, dans l’atmosphère, l’océan et la terre, par ruissellement ou par dépôt.
Une autre temporalité s’est donc mise en place dans l’ex-centrale de Fukushima, celle des isotopes radioactifs qui, de l’intérieur du corium [9] sont expulsés vers le monde extérieur. La durée de radioactivité d’un certain nombre de radio-nucléotides est sans commune mesure avec les échelles de temps de la vie humaine. Ainsi peut-on noter entre autres que l’uranium 238 a une demi-vie de 4,5 milliards d’années, l’uranium 234, 250000 ans ; le plutonium 239 a une demi-vie de 24000 ans.
Il faut accepter cette désolante conclusion selon laquelle la collision Fukushima a non seulement fait sortir l’ex-centrale du temps de l’histoire mais l’a fait sortir du temps. C’est en cela que cette collision est exemplaire car elle présente devant tous, dans un espace bien délimité, au Japon, sur la plage de la centrale de Fukushima, le 11 mars 2011 à 16 heures, le point terminal de la culture occidentale, la fin du temps de la modernité tardive.
3. Une pétrification foudroyante : le nouveau statut de l’ex-centrale
L’intensité de la collision Fukushima a provoqué l’arrêt définitif de la centrale et au même moment, la disparition immédiate de ses temporalité instrumentales et historiques. Mais quelque chose d’autre s’est mise en place que révèle l’examen attentif des ci-devant réacteurs 1, 2 et 3, ruines silencieuses, inatteignables, et pourtant animés d’une activité nouvelle menée tambour battant par la masse des 250 tonnes de corium incandescents qui après avoir percée la dernière enceinte d’acier, s’est répandue sur les socles et murs en béton de plusieurs mètres d’épaisseur, dernier rempart avant les rochers et les accès à la nappe phréatique et l’océan.
Le réacteur 4, à l'arrêt au moment du séisme, fut ébranlé par les mouvements terrestres et par une explosion qui l'a quasi ruiné. Par ailleurs, ce réacteur contient une piscine de désactivation comprenant 1535 assemblages de combustible soit 2,8 fois plus que dans le réacteur habituellement. Ces barres doivent être refroidies par de l'eau sinon l'ensemble monterait immédiatement en température. Cette piscine est au bord de l'un des murs d'enceinte qui est fragilisé depuis le séisme. Si cette eau venait à manquer, les barres se mettraient très vite à fondre...et/ou si l'effondrement du mur et de la chute des barres sur le sol avait lieu, tous les spécialistes considèrent qu'alors l'évacuation de Tokyo et de sa région devrait être immédiatement engagée, étant donné l'état dramatique de la radioactivité [10].
Sous la pression de la vitesse et de l’accélération des procédures de fabrication caractérisant les sociétés industrielles, de nombreux acteurs techniques comprennent que des prises de risque considérables « peuvent entraîner des accidents et provoquer des paralysies de systèmes entiers ainsi qu’on peut le voir dans les pannes de serveur dans un réseau informatique ou dans l’arrêt forcé d’une centrale nucléaire [11] ». Face à des remaniements accélérés de la nature, ces acteurs peuvent basculer vers une inertie paralysante. « La pétrification apparaît donc bien comme un principe complémentaire inhérent à l’accélération sociale…[12] ».
De façon plus générale, on peut exposer de cette manière les caractéristiques de l’expérience moderne du temps : « Dans les concepts d’accélération et de pétrification qui caractérise l’expérience moderne du temps, les principes atemporels du mouvement et de la permanence semblent eux-mêmes une fois de plus, dynamisés [13] ». Ces bouleversements remettent en cause l’unité fondamentale du sens du passé, du présent et de l’avenir et sont accompagnés de la perception simultanée de hauts rythmes de transformations en surface, recouvrant une pétrification plus profonde.
Il faut retenir de ces remarques sur la modernité tardive, la nôtre, que cette coexistence en une même situation de son caractère frénétique et de son inertie la caractérise. C’est pourquoi il me semble possible de qualifier de façon condensée, sous les termes de pétrification foudroyante la description de l’ex-centrale de Fukushima.
La lecture de la nouvelle réalité introduite par la collision Fukushima allie bien l’immobilité définitive de l’ex-centrale et l’agitation si inquiétante provoquée souterrainement par les 250 tonnes de corium. Cette pétrification renforce encore davantage l’angoisse liée à la reprise de nouvelles explosions.
Les responsables qui sont actuellement chargés de maintenir les équilibres fragiles permettant de gérer les températures des réacteurs, l’expulsion des gaz, le suivi des dépôts extérieurs des poussières et gaz radioactif sont plongés dans une situation qui ressemble à bien des égards aux caractéristiques temporelles des scénarios décrits plus hauts. Ces hommes ne peuvent plus accorder leur attention au passé de l’ex-centrale, au temps de son fonctionnement : relu à la lumière d’un présent omnipotent, ce passé se transforme en regrets, en remords aussi, de ne pas avoir vu que le mur protecteur était trop bas, que les générateurs diesel auraient pu être installés plus haut. Le futur de l’ancienne centrale, quant à lui, est parti dans les limbes ; il ne reste alors que cette sorte de présent interminable dans lequel il n’est plus possible d’intervenir dans les réacteurs, dans lequel il faut attendre en espérant que tout cela va se stabiliser.
4. Le déferlement des systèmes techniques
Le thème de la collision Fukushima s’inscrit pleinement dans le cadre des recherches menées par nous depuis plus de dix ans à propos du déferlement des systèmes techniques contemporains. Ce travail avait du reste été présenté sous le titre « Déferlement des techniques contemporaines – instabilité, disparition des sociétés industrielles » à Osaka, Université de Kansai en 2005 dans le cadre d’un colloque sur les techniques.
Nous y avions décrit les origines de ce concept et montré que la question centrale des techniques contemporaines n’est pas celle de leur régulation mais celle de leur déferlement, de leurs effets incontrôlables. Ces multiples expressions du déferlement peuvent être conçus comme autant de manifestations d’une source de puissance encore inconnue de nous dont la trace laissée dans des domaines spécifiques devient observable, à la manière du ressac déferlant sur des rochers qui manifeste la puissance invisible de la houle.
Dans le présent texte, nous avons voulu mener des recherches en amont du concept de déferlement. C’est alors que nous avons pris conscience de l’importance de ce qui s’est passé à Fukushima, à la fois pour le peuple japonais mais bien évidemment pour l’ensemble des peuples. En amont des traces du déferlement, nous pensons avoir détecté une situation très particulière qui nous paraît pouvoir jouer le rôle de révélateur des modifications des structures du temps.
[1]. Nous proposons d’accoler ces deux termes pour en décrire l’apparition et surtout la spécificité, ainsi parlera-t-on de la collision Fukushima en la mettant en résonance symbolique avec le grand collisionneur de hadrons (le LHC) du CERN
[2]. A propos de ces deux aspects, le texte de Heidegger, La question de la technique, in Essais et conférences, éditions Gallimard, Paris, 1958, pp. 9-48.
[3]. M. Détienne et J.P. Vernant, Les ruses de l’intelligence, la mètis des grecs, Ibid., p.69
[4].J.P . Vernant, L’Univers, les dieux, les hommes, éditions du Seuil, Paris, 1999, p.38.
[5]. R. Graves, Les mythes grecs, Librairie Fayard, Paris, 1967, p. 234.
[6]. Hésiode, Théogonie, coll. GF, éditeur Flammarion, Paris, 2001, 521-564.
[7]. J.P. Vernant, L’Univers, les dieux, les hommes, Ibid., p.77.
[8]. R. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, traduction et notes par Sirven, Librairie Vrin, Paris, 1959.
[9]. « Le corium est un mélange de différents éléments - et non pas seulement du combustible comme on le croit souvent - qui ont fondu dans la cuve d'un réacteur nucléaire généralement à la suite d'un accident de criticité ("surchauffe"). » in http://www.gen4.fr/blog/2011/07/le-corium-les-bases-techniques.html
[10]. Sur tout cela, on peut regarder la vidéo suivante : Fukushima - Dr. Koide, si la piscine de l'unité 4 fuit, c'est la fin. Vidéo du 08.03.2012 sur le site : http://www.youtube.com/watch?v=Mq6hDakOuOs&feature=relmfu
[11]. H. Rosa, Accélération – une critique sociale du temps, Ed. La découverte, Paris, 2010, P. 346.
[12]. H. Rosa, Ibid., P.346.
[13]. H. Rosa. Ibid., p. 339
Qui est Michel Tibon-Cornillot ?
Michel Tibon-Cornillot est anthropologue à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Auteur d'un ouvrage intitulé "Les corps transfigurés", sous-titré "mécanisation et imaginaire de la biologie" (2ème édition, éd. MF, coll. dehors, Paris, 2011) ainsi que d'un travail sur la diffusion de plus en plus rapide des résistances aux antibiotiques, "Le triomphe des bactéries" (éditions Max Milo, Paris, 2006), il inscrit sa recherche à l'intersection de la philosophie et de la biologie, démontrant que la question centrale des techniques contemporaines n'est pas celle de leur régulation mais celle de leur déferlement incontrôlé. En 2005, il a présenté une conférence à l'université Kansaï à Osaka dont le titre était "Déferlement des techniques contemporaines - instabilité, disparition des sociétés industrielles". En tant que chercheur, il est connu pour ses prises de position contre les OGM et ses soutiens aux faucheurs volontaires.
Contact : tiboncor (a) ehess.fr
Texte de la conférence de Michel Tibon-Cornillot à Osaka en français, anglais et japonais
Déferlement des techniques contemporaines :
instabilité, disparition des sociétés industrielles
THE SURGE OF CONTEMPORARY TECHNIQUES
Instability, Disappearance of Industrial Societies