Difficile d’être novateur sur le sujet de Fukushima. Aurait-on déjà tout dit depuis 6 ans que dure la catastrophe ? Eh bien non, avec le film de Linda Bendali, « De Paris à Fukushima, les secrets d’une catastrophe », le sujet de l’attitude de la France nucléaire au mois de mars 2011 n’avait jamais été abordé sous cet angle : alors que le Premier ministre japonais, Naoto Kan, confronté au feu nucléaire, devenait anti-nucléaire, le gouvernement Fillon lançait l’artillerie lourde pour contrer toute véhémence de débat sur ce sujet en France. Pour le ministre de l’industrie, Eric Besson, il s’agissait d’un incident. Nicolas Sarkozy s’invitait au Japon alors qu’on ne l’y attendait pas pour faire la promotion du nucléaire en pleine crise atomique. Et la France faisait semblant d’aider le Japon en envoyant des produits inutilisables ou dépassés. Donc un bon documentaire pointant des dysfonctionnements tant japonais que français que l’on peut revoir sur le compte Youtube de l'émission ci-dessous.
Cela dit, ce reportage a réveillé en moi une vieille colère, jamais vraiment éteinte depuis 1986, et vous n’échapperez donc pas aux commentaires que m'inspire ce reportage.
Pierre Fetet
Les mensonges de Tepco
Au début du documentaire, Tepco, champion du mensonge et du non-dit s’exprime par la voix de son porte-parole Yuichi Okamura : « Nous n’avions jamais imaginé qu’un tel accident puisse arriver. A partir des statistiques, nous avions calculé que le tsunami ne devait pas dépasser 5 mètres. Nos prévisions étaient dépassées.»
Il est contredit ensuite par la réalisatrice. Je remercie infiniment Linda Bendali d’avoir insisté sur le fait que le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur Fukushima a donné comme première conclusion que la catastrophe de Fukushima est d’origine humaine. Car peu de gens comprennent l’enchaînement des évènements et l’on entend trop souvent que « la catastrophe de Fukushima a été provoquée par le tsunami ». Or, la véritable chaîne logique a été celle-ci :
1) Irresponsabilité : Tepco décide de construire une centrale nucléaire au niveau de la mer.
2) Stupidité : Alors que sept tsunamis de 12 à 28 mètres de hauteur ont eu lieu au Japon au XXe siècle, les hommes décident de construire une digue de protection de 5 m.
3) Corruption : les organismes de sûreté nucléaire du Japon acceptent les dossiers de construction.
4) Evènement naturel : un tsunami de 15 m de hauteur s’abat sur la côte est de Honshu, et donc sur la centrale de Fukushima Daiichi.
L’IRSN fait sa pub
L’IRSN est toujours pris en exemple et soigne son image de marque. Normal, il est l’organisme officiel de référence. Pourtant j’ai déjà pris plusieurs fois cet institut en flagrant délit de mensonge : assurance que les évacués allaient revenir d’ici trois mois en 2011, assurance qu’il n’y avait pas eu de rejet de strontium et de plutonium au Japon, assurance qu’une centrale nucléaire ne peut pas exploser en France… On a encore eu droit à Thierry Charles dernièrement qui affirme savoir où est le corium alors que même Tepco ne le sait pas…
Dans le documentaire, le narrateur assure que « L’IRSN est le premier organisme au monde à annoncer que le cœur en fusion s’est échappé de son confinement ». Et effectivement on a l’impression, en écoutant Jacques Repussard, que son institut a communiqué sur ce sujet en mars 2011. Or six mois après le début de la catastrophe, l’IRSN était encore à écrire : « Il reste impossible de savoir si du combustible fondu a pu se relocaliser au fond des enceintes et dans quelle quantité. » (Communiqué du 25 août 2011). Pourtant, le gouvernement japonais avait déjà reçu un rapport de l’AIEA le 7 juin reconnaissant la possibilité de perforations dans les cuves des réacteurs 1 à 3…
Non, sérieusement. Tout d’abord, le premier organisme qui a annoncé la fusion des trois cœurs, c’est Tepco, le 24 mai 2011. Et l’IRSN l’a annoncé le lendemain. Auparavant, l’IRSN n’a jamais rien écrit d’autre, pour les réacteurs 1, 2 et 3, que « L’injection d’eau douce se poursuit. Le débit d’injection d’eau est ajusté afin d’assurer le refroidissement du cœur qui reste cependant partiellement dénoyé. »
En 2011, la première personne qui a osé briser l’omerta du lobby nucléaire est Mishio Ishikawa, fondateur du JANTI (Japan Nuclear Technology Institute) : lors d’une émission télévisée japonaise, le 29 avril 2011, il a affirmé que les cœurs des réacteurs 1, 2 et 3 de Fukushima Daiichi étaient fondus à 100%. C’est ça l’histoire, c’est comme ça que ça s’est passé. L’IRSN n’a jamais dit cela avant quiconque. L’IRSN a respecté l’omerta sur la fonte totale des trois cœurs comme tous les acteurs du monde nucléaire et a attendu docilement que Tepco annonce la réalité pour acquiescer, quoi qu’en dise Jacques Repussard six ans plus tard.
Le mythe Naoto Kan
L’image du Premier ministre du Japon d’alors est à nuancer. On a l’impression, après avoir vu le documentaire, que Naoto Kan est intervenu en héros. Or il faut admettre également qu’il a fait plusieurs erreurs :
- Naoto Kan est allé à la centrale de Fukushima Daiichi en pleine crise et a fortement dérangé la gestion en cours. Le directeur Masao Yoshida a été sommé de s’expliquer, et d’expliquer ce qu’il était en train de faire, faisant perdre un temps précieux à ceux qui essayaient de résoudre les problèmes un par un (C’était juste avant les explosions du n°2 et du n°4 !). Le documentaire laisse entendre que Masao Yoshida allait quitter la centrale avec tous les ouvriers, et que grâce à l’intervention de Kan, ils ont été obligés de rester. C’est faux. Tepco avait peut-être l’intention de quitter le navire, mais le directeur responsable de la centrale a démenti tout projet d’abandon du site.
- Le documentaire montre bien Naoto Kan qui s’agenouille devant Nicolas Sarkozy. Politesse ou pressions industrielles ? On ne sait pas pourquoi il n’a pas osé contrer le VRP du nucléaire français.
- Naoto Kan restera pour tous les habitants des zones évacuées celui qui a décidé de faire passer la norme de 1 à 20 mSv/an. D’un côté, il était prêt à faire évacuer Tokyo mais de l’autre il a fait subir à toute une région un taux d’irradiation très important. Quelque chose est bizarre dans ces attitudes opposées.
Le spectre de Tchernobyl
Pierre Pellerin, même disparu, fait encore des dégâts… Entre deux parties du documentaire, Frédéric Boisset, rédacteur en chef de Brainworks Press, présente l’histoire de Tchernobyl de cette manière : « En 1986, le nuage radioactif se répand sur toute l’Europe. Les autorités n’ont pas les moyens techniques pour mesurer les retombées, donner des consignes aux Français. Peut-on manger des fruits et des légumes ? Faut-il se calfeutrer ? C’est pour éviter ce type de ratage qu’on a créé cet institut [l’IRSN]. »
Or ce n’est pas une interview prise sur le vif, c’est un texte soigneusement préparé avant l’enregistrement. Frédéric Boisset soutient donc sans sourcilier que le SCPRI de 1986, un ancêtre de l’IRSN, n’avait pas les moyens d’alerter les Français des dangers de la radioactivité ! Quelle énormité ! En Allemagne, ils avaient les moyens d’interdire la vente des épinards et des salades, de confiner les élèves à l’intérieur mais pas en France. Frédéric Boisset nous refait le coup du nuage qui s’arrête à la frontière ? C’est invraisemblable qu’un journaliste perpétue la désinformation commencée en 1986.
Pourtant, l’IRSN, digne héritier de l'esprit du SCPRI, a fait ce communiqué le 15 mars 2011, jour où le nuage radioactif de Fukushima est arrivé à Tokyo : « Une légère élévation de la radioactivité ambiante à Tokyo est constatée par quelques mesures. Cette élévation n’est pas significative en termes d’impact radiologique. » Pierre Pellerin n’aurait pas dit mieux ! Dans le même temps, Olivier Isnard, expert de l’IRSN dépêché à Tokyo, préconisait le calfeutrage des locaux de l’ambassade de France. Heureusement, Philippe Faure, l’ambassadeur de France au Japon, communiquait autrement auprès de ses expatriés à 10 h : « Restez dans vos maisons, en veillant à les calfeutrer au maximum, cela protège efficacement contre les éléments radioactifs de faible intensité qui pourraient traverser Tokyo. » Mais à 20 h, il change de ton et reprend le discours officiel dicté par l’IRSN : « La situation reste à l’heure qu’il est tout à fait saine sur Tokyo. Une très légère hausse de radioactivité a été enregistrée. Elle ne présente aucun danger sur la santé humaine. » 100 Bq/m3 ne présenterait aucun danger pour la santé pour un nuage radioactif sortant directement d’un réacteur nucléaire ? Je ne suis pas plus rassuré qu’en 1986 malheureusement. La Criirad non plus, qui publiait le 14 mars 2011 ce communiqué : "Alertes nucléaires au Japon"
Le tabou de l'explosion de vapeur
Une dernière tromperie. L’IRSN a trafiqué la traduction des paroles de Masao Yoshida, directeur de la centrale de Fukushima Daiichi. Juste après l’explosion de l’unité 3, celui-ci, affolé, appelle le quartier général pour l’informer de la situation. Tepco a livré cet enregistrement et l’IRSN l’a diffusé dans une vidéo en 2013. Je ne connais pas le japonais mais j’ai des amis japonais qui m’ont assuré de la traduction de ses paroles. Je vous donne donc les deux versions, celle de mes amis et celle de l’IRSN. Les japanophones pourront vérifier d'eux-mêmes.
Version TV japonaise https://youtu.be/OWCLXjEdwJM?t=7m38s 7:38 – 7:48 | Version IRSN https://youtu.be/tjEHCGUx9JQ?t=52m52s 52:56 – 53:06 |
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Le documentaire donne une autre version : « QG, QG, c'est terrible ! C'est très grave ! - Oui, ici le QG. - Il semble qu'il y a eu une explosion sur le réacteur 3 qui ressemble à une explosion d'hydrogène ». Qui a soufflé ce texte aux journalistes ? Pourtant "Yoshida dit bien « suijôki » (vapeur) et non « suiso » (hydrogène). La traduction de l’IRSN censure donc l’hypothèse émise par le directeur de la centrale : l’explosion de vapeur. C’est normal, c’est la version officielle du gouvernement japonais et l’IRSN ne peut pas aller contre.
L’explosion de vapeur est un sujet tabou des communicants du nucléaire. Les experts en parlent entre eux, réalisent des études, des thèses, mais n’en parlent jamais au public car le sujet de l’explosion d’une centrale nucléaire est trop anxiogène. Si jamais on apprenait qu’une explosion de vapeur était arrivée à Fukushima, cela mettrait à mal l’image du nucléaire mondial. En France, le lobby politico-industriel a misé sa communication sur la maîtrise de l’hydrogène : toutes les centrales françaises ont des recombineurs d’hydrogène pour éviter les explosions d’hydrogène. Mais contre une explosion de vapeur, il n’y a rien à faire. Quand la cuve de confinement est pleine d’eau et que le corium à 3000°C tombe dedans, ça fait boum, que l’on soit au Japon ou en France, que ce soit un réacteur à eau bouillante ou un réacteur à eau pressurisée.
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En savoir plus sur le documentaire
Fukushima : la bataille de la France au nom de l’atome (Libération, Arnaud Vaulerin)
Fukushima : histoire d'une panique française (Téléobs, Arnaud Gonzague)
(dernière mise à jour 21/02/17)
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Illustration d'entête : évocation des fuites du réacteur 1 de Fukushima Daiichi (capture de l'animation du documentaire)