Texte de de HORI Yasuo du 11 septembre 2016 traduit de l'espéranto par Paul SIGNORET et Ginette MARTIN
Texte original en espéranto
Le 11 septembre, M. Nakajima Takashi, habitant à Sōma, ville du département de Fukushima, a fait une conférence. Il a, depuis trente ans, une supérette dans Sōma mais, du fait de l'accident nucléaire, il souffre énormément.
Il est le principal représentant d'un groupe de plaignants qui compte 3865 personnes. Il exige que TEPCO et le gouvernement “leur rendent leur vie et leur région.”
Conférence donnée par M. Nakajima
du département de Fukushima
Pouvons-nous tolérer que TEPCO et le gouvernement nous abandonnent, nous et notre région?
À présent, dans le département de Fukushima, nous, qui sommes 3865 victimes de l'accident nucléaire, nous poursuivons TEPCO et le gouvernement devant la justice afin qu'ils nous rendent notre vie et notre région. Beaucoup d'entre nous ne peuvent plus ou ne veulent plus habiter dans leur ancienne ville et sont partis loger ailleurs. Les commerçants ont dû trouver là de nouveaux clients, les ouvriers ont dû chercher un autre employeur, mais cela a été très difficile. Le département octroie 60 000 yens (~ 527 euros) à chacun de ces réfugiés à titre d'aide au logement, mais c'est là le seul soutien financier qu'ils reçoivent du département et de l'État. Ces réfugiés doivent subvenir eux-mêmes à leurs besoins.
Une mer perdue
Je possède, depuis trente ans, une supérette dans la ville de Sōma. J'habite assez loin de la centrale nucléaire et je n'ai donc pas déménagé. Jadis j'étais fier d'être celui qui vendait le meilleur sashimi – du poisson cru – de ma ville (voir photo). Pour faire un sashimi savoureux, il faut marier des chairs de poissons de saveurs et de couleurs diverses, comme par exemple du saumon, du thon, des crevettes, de la barbue, etc. En raison de l'afflux des eaux du mont Abukuma, la mer de Sōma est poissonneuse. Grâce à sa fécondité, les poissons ont très bon goût. En particulier les barbues. Nous jouissions des bienfaits de cette nature.
Pendant longtemps on n'a pas pu pêcher les barbues à cause de la radioactivité, mais depuis le premier septembre, leur capture est à nouveau autorisée. C'est peut-être une bonne nouvelle, mais quand je recommande ces barbues à mes clients, à tout coup j'ai droit à cet échange :
Le client : Est-ce que ces barbues sont vraiment sans danger?
Moi : Oui, car le département fait examiner tous les poissons et les garantit sans danger.
Le client : Mais on ne mesure que le césium, n'est-ce pas? Qu'en est-il des autres produits nucléaires tels que le strontium?
Moi : Ça, je l'ignore.
Le client : Donc, je n'achète pas.
La conversation s'achève là-dessus, et moi je ne peux plus recommander l'achat de ces poissons.
À présent, c'est mon fils qui cuit les sashimis à ma place, car du fait que je me bats pour le procès et fais des conférences un peu partout, je ne suis plus à la maison. Au cours des quatre dernières années, il a fait beaucoup de progrès dans l'art de cuire le sashimi, et cependant le sien n'est pas, d'après moi, digne d'être acheté. La barbue joue un rôle important dans le sashimi, or à présent mon fils est contraint d'employer des barbues d'élevage, nourries avec des sardines, si bien que leur chair en prend le goût, tout à fait détestable. Parfois il peut acheter des barbues sauvages, pêchées dans d'autres départements, mais elles ne sont pas très fraîches. Avant l'accident nucléaire, je pouvais avoir des poissons d'une absolue fraîcheur, sur commande des clients, mais cela est devenu impossible.
Un an après l'accident nucléaire, on a capturé des poulpes, à titre d'essai, et j'en ai proposé un morceau à un jeune père accompagné d'un bébé. Mais il a refusé en disant : “Je pourrais en manger, moi, mais je ne peux pas en donner à mon fils.”. Je n'oublierai jamais ses paroles.
Et pourtant, les fonctionnaires gouvernementaux nous disent d'oublier l'accident. Un professeur va même répétant que nous ne devons pas craindre de nous exposer à une irradiation de cent millisieverts, si bien qu'on l'a surnommé “Monsieur-cent-millisieverts”. La quantité maximale d'exposition à l'irradiation admise au plan international pour les gens ordinaires est d'un millisievert par an, et les lois sont faites selon cet accord. Les habitants de Fukushima bénéficieraient-ils, eux, d'une immunité contre cent millisieverts ? Sûrement non, et je comprends donc le sentiment de ce jeune père. Il est naturel d'éviter de manger des aliments dangereux.
Oubliez et n'ayez pas peur
Savants et médecins ignorent quel est le degré de dangerosité d'une exposition à une irradiation de faible intensité. Le gouvernement et TEPCO disent que, comme nous ne le savons pas, nous ne devons pas avoir peur. Nous, au contraire, nous avons peur parce que nous ne savons pas, et de cette ignorance naît notre souffrance.
Le gouvernement et certains dirigeants d'une coopérative de pêche me critiquent en disant : “Cinq ans déjà ont passé. Pour effacer la mauvaise réputation de Fukushima et remettre sur pied le département, il ne faut plus parler de ses malheurs. C'est ce que nous nous efforçons de faire, mais vous, Nakajima, vous sapez nos efforts en claironnant les souffrances de la région.” et ils ajoutent “N'ayez pas peur de la radioactivité, mangez, buvez et profitez de la vie. Voilà quelle est l'attitude louable des gens qui aiment Fukushima et le Japon.”
En juin, le gouvernement a décidé d'annuler l'interdiction d'habiter les lieux dont la pollution est inférieure à vingt millisieverts. Immédiatement après, la compagnie TEPCO a dit qu'elle cesserait de verser aux réfugiés l'indemnité compensatoire à partir d'avril 2017, et presque aussitôt le département de Fukushima a annoncé que l'indemnité de logement passerait, en 2017, de 60 000 *(~ 527 euros) à 30 000 yens (~ 263 euros), puis à 20 000 yens (~ 176 euros) en 2018 et qu'après, elle ne serait plus versée.
Or cette indemnité est très utile aux réfugiés. Certainement Monsieur et Madame Tanji, qui se sont réfugiés ici, la reçoivent.
Du parterre, Madame Tanji crie : “Nous ne la touchons pas!”
Ah, vous ne touchez pas cet argent ! Bravo ! Vous avez votre fierté d'honnêtes gens ! Mais pour beaucoup, il est difficile de subsister sans cette aide. Sans elle, beaucoup de réfugiés devront, de gré ou de force, retourner dans leur ancienne ville. Le gouvernement les oblige ainsi à revenir. Mais le pourront-ils ?
Dans la ville de Naraha, où les gens ont désormais le droit de loger, seulement 7% de la population est revenue. La plupart de ceux qui sont rentrés sont des gens de plus de soixante ans et capables de conduire une auto. Aucune famille avec de jeunes enfants n'est revenue. Dans une telle ville, des commerçants ne peuvent venir s'installer, car ils ne pourraient vendre leurs marchandises aux sangliers. Les jeunes parents redoutent que leurs enfants ne soient contaminés par les radiations. Est-ce qu'ils vont revenir en un lieu pollué à vingt millisieverts ?
Les radiologues dans les hôpitaux et les chercheurs du domaine nucléaire dans les universités doivent se plier à des règles strictes. Ils peuvent s'exposer à 5,2 millisieverts par an, mais lorsqu'ils travaillent sur des matières radioactives en laboratoire, ils ne doivent ni manger, ni boire et quand ils en sortent, ils doivent ôter tous leurs vêtements et ne peuvent rien emporter. Lorsque le gouvernement impose un retour dans un lieu pollué à 20 millisieverts par an aux réfugiés, cela signifie que ceux-ci logeront dans un milieu quatre fois plus pollué que ces laboratoires de recherche et ces services de radiologie. Que le premier ministre aille lui-même habiter un endroit pollué à 100 millisieverts par an, mais je ne peux consentir, moi, à une telle contrainte illégale.
J'ai demandé un jour à des fonctionnaires gouvernementaux, s'ils avaient l'intention d'abroger cette loi et leur réponse a été “Non”. Le gouvernement, qui se doit de respecter la loi, agit lui-même illégalement. Cela signifie que pour lui l'économie compte davantage que la vie des habitants de Fukushima. Ces gens pensent que la progression économique est plus importante que la mort de cent mille personnes. Cette attitude du pouvoir est comme un glaive pointé sur tous les habitants, et pas seulement sur ceux de Fukushima. Le pouvoir prétend qu'il protège les Japonais, mais en même temps il veut faire refonctionner tous les réacteurs. Si d'autres accidents se produisent, il négligera et abandonnera les victimes, comme il le fait à Fukushima. Pour l'heure, cela nous sert de leçon et nous devenons plus sages.
En avril ont eu lieu cette année, dans le département de Kumamoto, de puissants séismes qui ont détruit un château de grand renom. Certains de mes proches ont avoué avoir perdu le courage de vivre, en voyant le château en ruine. Personne n'avait prévu ces deux énormes tremblements de terre de force 7. En 1995 un grand séisme eut lieu à Kōbe et la ville fut détruite et en 2004 à son tour le département de Nīgata a subi un tremblement de terre qui endommagea une centrale nucléaire. La compagnie TEPCO plaide que l'accident nucléaire de Fukushima a été provoqué par un séisme imprévisible, mais comme le Japon est situé sur un nid à séismes, à n'importe quel moment pourront s'y produire d'autres tremblements tout aussi “imprévisibles”. C'est pourquoi les compagnies électriques et le gouvernement doivent mettre en œuvre tous les moyens propres à éviter de graves accidents, or ils ne le font pas et ils essaient de remettre en marche le plus grand nombre possible de réacteurs. À Fukushima, le gouvernement a l'intention de liquider l'accident en cinq ans. Cela fournira un bon précédent pour d'autres accidents éventuels. Les futures victimes n'auront plus droit à l'aide gouvernementale cinq ans après l'accident, à l'exemple de Fukushima.
Notre combat
Nous menons notre combat devant la justice mais aussi hors des tribunaux. Les juges appartiennent à une élite. Bien sûr ils éprouvent de la compassion à l'égard des victimes, mais s'ils émettent un verdict défavorable au gouvernement, ils ne seront pas promus à un poste plus important. Ce sont des hommes, donc ils hésitent. Pour les soutenir, le combat hors du tribunal compte beaucoup. Nous agissons de deux manières.
La première consiste à regrouper un grand nombre de plaignants et sympathisants, lors d'une audience. La salle du tribunal ne peut accueillir que cinquante personnes, mais nous réunissons beaucoup plus de monde et nous manifestons hors du tribunal. Au début il y avait 150 personnes, mais ensuite il en vint 200, puis 250, et à présent se regroupent 400 personnes. Des fonctionnaires du tribunal en font le décompte. Bien sûr ils en informent ensuite les magistrats. Pendant l'audience, ceux qui ne peuvent entrer dans le prétoire, s'assemblent dans un autre bâtiment et s'informent. Nous invitons soit un économiste, soit un philosophe, soit un chercheur de renom, et nous écoutons leurs conférences. Le lendemain, des échos du jugement paraissent dans la presse. Ainsi nous encourageons les magistrats afin qu'ils n'hésitent pas à juger selon leur conscience.
L'autre mode d'action est de rendre visite à des associations diverses. Nous en avons déjà contacté deux cents. Fukushima est un département conservateur, dont les habitants ont assez tendance à croire que les plaignants sont des gens bizarres, s'opposant effrontément au pouvoir en place. Il y a, dans le département, une Association des entrepreneurs de Fukushima, à laquelle nous avons rendu visite et nous avons demandé, si leur association donnerait son accord à la proposition de TEPCO de cesser, dans deux ans, de verser des indemnités aux commerçants et aux compagnies. Les dirigeants de l'association comprennent à présent le sens de notre revendication. C'est un succès, petit mais certain.
Dans le département de Gunma également se déroule un procès concernant l'accident de Fukushima, devant le tribunal de Maebashi, chef-lieu de Gunma, procès durant lequel nous avons réussi à persuader les juges de visiter la région endommagée par l'accident nucléaire. Là, ils ont vu et ressenti la misère et les souffrances que ce dernier a causées. Ils ont visité des villes et des villages désertés, ils ont vu des maisons et des fabriques pourries et ont éprouvé le désespoir des éleveurs, dont les vaches abandonnées étaient mortes et alignaient leurs squelettes dans l'étable. Confronté directement au réel, les juges sans nul doute ont compris la culpabilité de TEPCO. Par la suite, des juges des départements de Chiba et de Fukushima ont aussi visité des villes sinistrées. Il est certain que des magistrats des vingt-quatre autres juridictions suivront l'exemple des trois premières. Je crois, que nos efforts réussissent à faire cesser leur irrésolution.
Combat pour la démocratie
Il y a deux ans, j'ai été invité par une église protestante de la ville de Francfort, en Allemagne, à donner une conférence. Après mon exposé sur l'accident nucléaire devant cent cinquante élèves d'un collège, une enseignante qui présidait la séance a dit : “À présent débute le débat. Je l'ouvre en vous demandant pourquoi on a construit la centrale nucléaire dans Fukushima.” Ma réponse fut la suivante :
“C'est parce que la région côtière est pauvre et peu peuplée. Même en cas d'accident grave, les victimes ou les morts seront au maximum cent mille. Si l'accident survenait à Tokyo, dix millions de personnes seraient atteintes ou tuées. Au regard du progrès économique, dix mille victimes ne comptent pas. La vie des habitants du département de Fukushima a moins de prix que celle des habitants du département de Tokyo. Dès l'origine donc, la construction de centrales nucléaires dans Fukushima portait atteinte au principe de l'égalité des hommes. Acceptez-vous cela?”
Si des enseignants organisaient une telle séance au Japon, immédiatement viendraient des critiques de la part des parents d'élèves. Ces derniers penseraient que ces enseignants sont des “rouges” et certains téléphoneraient au comité d'éducation. J'ai interrogé des enseignants de ma connaissance sur la possibilité d'une telle séance dans leur école et tous ont répondu négativement. Dans les écoles japonaises, il est très difficile d'aborder des thèmes politiques.
Nous avons commencé ce combat afin de protéger nos vies et nos droits, mais il a évolué et son but est devenu l'arrêt et la suppression de toutes les centrales nucléaires. Et désormais nous visons le changement d'une politique antidémocratique. La bataille se poursuit, non seulement dans le département de Fukushima, mais aussi dans celui de Maebashi et dans tout le Japon, et nous devons donc, en y travaillant tous ensemble, pousser plus avant notre combat.
Merci de tout cœur pour votre attention.
Un récit ridicule
Ensuite a eu lieu un débat au cours duquel M. Nakajima a raconté la “vie ridicule des propriétaires d'un bateau de pêche.” Ce récit prêtait vraiment à rire, mais il était aussi à pleurer. Le voici :
Les propriétaires d'un grand bateau de pêche reçoivent une énorme indemnité compensatoire, car ils ne peuvent pêcher. Ni eux, ni les membres de leur famille n'ont besoin de travailler. Un des fils, qui auparavant était pompier, a cessé de travailler et possède à présent une auto valant vingt millions de yens (~ 176 000 euros). Les épouses n'ont maintenant rien à faire et se contentent de bien manger, donc elles grossissent. Pour rester en forme, elles ont commencé à fréquenter un gymnase, vêtues de coûteuses tenues de sport. Des gens ordinaires, ne voulant pas les côtoyer, ont donc cessé d'y venir, mais c'est sans importance pour le gymnase car beaucoup de dames, comme elles bien en chair, s'y rassemblent.
Les possesseurs de petits bateaux de pêche reçoivent, eux aussi, des indemnités, mais le montant en est peu élevé, donc ils veulent recommencer le plus tôt possible à pêcher, mais les propriétaires du grand bateau ne veulent pas. Plus long est le temps où ils restent sans pouvoir pêcher, plus grande et plus pérenne est la somme des indemnités perçues. Ils savent gré à l'accident nucléaire et ne veulent pas changer leur actuelle “bonne” situation. Ces gens sont les dirigeants d'une société de pêche.
Selon le proverbe, l'argent est la source de tous maux. Cela est vrai pour ces pêcheurs. Dans Fukushima naissent des discordes diverses à cause de l'argent : certains en reçoivent beaucoup, d'autres, peu et d'autres encore, pas du tout, en fonction des catégories décidées par TEPCO et par le gouvernement.
* Les nombres en euros précédés de "~" montrent la dernière évaluation.