13 septembre 2014 6 13 /09 /septembre /2014 15:35
De la gestion des flux migratoires par un État nucléariste dans un contexte de catastrophe nucléaire

Dans son numéro d’août-septembre, la revue Diplomatie (Les Grands Dossiers n° 22) a édité un nouvel article de Cécile Asanuma-Brice concernant la gestion des flux migratoires suite à la catastrophe de Fukushima, présentant des questions peu traitées jusqu'à maintenant comme le déplacement de la responsabilité de la catastrophe au niveau local et individuel, l’accès kafkaïen au dédommagement des victimes, l’anéantissement de l’interaction entre les habitants et leur territoire ou encore la stratégie d’endoctrinement utilisée par le gouvernement via une communication ciblée.

Le blog de Fukushima a choisi de publier une partie de cet article et propose sa lecture dans son intégralité en version pdf avec l’accord de son auteur.

 

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De la gestion des flux migratoires par un État nucléariste

dans un contexte de catastrophe nucléaire

 

 

Par Cécile Asanuma-Brice, spécialisée en géographie urbaine, chercheuse associée au Clersé – Université de Lille I et au centre de recherche de la Maison franco-japonaise de Tokyo (1).

 

 

Trois années se sont écoulées depuis le tremblement de terre suivi d’un tsunami le 11 mars 2011, qui, faut-il le rappeler, a engendré un accident nucléaire majeur à la centrale de Fukushima Dai-ichi, dans le Nord-Est du Japon. Au cœur de la gestion post-catastrophe, c’est celle des hommes et de leur mobilité qui est en jeu.

 

Nous avions, en décembre 2011, rédigé un bilan précis des dégâts provoqués par la catastrophe de Fukushima dans le secteur du logement, ainsi que du relogement des personnes victimes à la fois du tsunami, et de la contamination nucléaire qui s’est très largement répandue dans une partie de la préfecture de Fukushima et des départements voisins (2). Le gouvernement a fait état de 160 000 personnes déplacées, dont 100 000 à l’intérieur du département et 60 000 à l’extérieur. À la suite de la politique publique de retour à vivre dans les territoires en grande partie contaminés, l’estimation officielle est aujourd’hui de 140 000 personnes réfugiées : 100 000 personnes à l’intérieur du territoire et 40 000 à l’extérieur. Néanmoins, ces chiffres sont le fruit d’un système d’enregistrement extrêmement contraignant, auquel une partie non négligeable des habitants n’a pas voulu se plier (3). La population déplacée est donc notablement plus élevée que ce que les statistiques officielles laissent entendre. Comment le Japon a-t-il géré ses « réfugiés du nucléaire » ? Quelles sont les logiques nationales et internationales à l’œuvre derrière les politiques publiques en la matière ? C’est ce que nous allons tenter d’expliquer ici.

 

Une fillette japonaise originaire du village d’Okuma, proche de Fukushima Daiichi, prend des jouets pour son frère au cours d’une distribution de jouets, de vêtements et de produits d’hygiène organisée par l’armée américaine, fin mars 2011. Au lendemain de l’accident de la centrale, les 11 500 habitants d’Okuma, ainsi que les quelque 65 000 habitants des huit autres communes situées à moins de 20 km de la centrale, ont été évacués dans des gymnases et des abris de fortune, qui seront plus tard remplacés par des logements dits « provisoires ». (© Leo Salinas)

Une fillette japonaise originaire du village d’Okuma, proche de Fukushima Daiichi, prend des jouets pour son frère au cours d’une distribution de jouets, de vêtements et de produits d’hygiène organisée par l’armée américaine, fin mars 2011. Au lendemain de l’accident de la centrale, les 11 500 habitants d’Okuma, ainsi que les quelque 65 000 habitants des huit autres communes situées à moins de 20 km de la centrale, ont été évacués dans des gymnases et des abris de fortune, qui seront plus tard remplacés par des logements dits « provisoires ». (© Leo Salinas)

Les enjeux de la catastrophe

 

Il est essentiel, lorsque l’on évoque la gestion des flux migratoires par un gouvernement et afin de comprendre ses choix, d’en appréhender la politique tant intérieure qu’extérieure. Or, parmi les plus grands paradoxes qui ont suivi la catastrophe dont il est question ici, se trouve la multiplication des accords internationaux en matière de nucléaire entre la France et le Japon (Mitsubishi et Areva notamment) pour la construction de nouvelles centrales nucléaires et l’exploitation de nouveaux gisements d’uranium (4), plus particulièrement en Asie. On notera par ailleurs – mais c’est sans doute une coïncidence – la première participation en juin 2014 du groupe Mitsubishi à Eurosatory, considéré comme le plus grand salon mondial de l’armement terrestre (5). Quelques mois plus tôt, dans une phase préparatoire, s’était tenue en décembre 2012, à Fukushima, la Conférence ministérielle sur la sécurité nucléaire. Des représentants de pays du monde entier y ont promis le développement de centrales désormais sûres et sans danger. La décision politique de poursuivre et de développer l’énergie nucléaire était prise au niveau international, requérant dès lors un retour à la normale des plus prompts et à moindre coût au Japon. Afin de concrétiser cette démarche, les outils élaborés par l’ICRP (International Commission on Radiological Protection), basés sur « les notions de doses collectives* et sur les analyses coûts-bénéfices », sont utilisés comme fondement des calculs de profitabilité en situation de risque. Selon cette institution, la gestion du risque relève d’une équation attribuant une valeur économique à la vie humaine, le calcul du coût de sa protection permettant de déterminer la rentabilité ou non de la mise en place de cette protection (6). Mais, comme le déclarait Jacques Lochard, membre du comité de l’ICRP et directeur du CEPN (Centre d’étude sur l’évaluation de la protection dans le domaine nucléaire)  lors d’un entretien que nous avons mené en novembre 2013, « Ethos ne va jamais sans Thanatos (7) ». Le tout est de savoir de quel côté l’on souhaite faire pencher la balance ! Attribuer une valeur monétaire à la vie humaine matérialise certainement l’aboutissement le plus extrême de la tendance à l’objectivation de l’être (devenu objet) dans nos sociétés.

 

De la gestion des flux migratoires par un État nucléariste dans un contexte de catastrophe nucléaire

 

Phase 1. Une politique de gestion des flux à rebours

 

On peut découper en trois phases la politique de contrôle des flux de population en fonction des directives énoncées dans les plans de priorité annuels du gouvernement japonais dans le contexte que nous venons de décrire. La première étape a été mise en œuvre dans l’année qui a suivi la catastrophe. Il fallait répondre à l’urgence, et cela a été fait notamment par la mise à disposition gratuite du parc de logements publics vacants sur l’ensemble du territoire afin d’y accueillir les victimes. Rapidement, le réconfort prend place à l’intérieur du département de Fukushima, par la construction de l’illusion de la protection. Certes, des mesures concrètes et visibles sont réalisées. Cependant, les logements provisoires sont bâtis en partie sur des zones contaminées (voir carte ci-dessus), les postes de mesure installés sont trafiqués et l’inefficacité de la décontamination est rapidement montrée du doigt (voir notamment les nombreux travaux de l’auteur sur ce sujet, et en particulier l’article paru dans Outre-terre signalé en bibliographie, NdlR).

 

Un poste de mesure de la radioactivité. Installés à plus d’un mètre du sol, voire sur des plaques de fer, avec des nettoyages fréquents aux alentours, ils produisent des chiffres inférieurs à la réalité dans le but de rassurer les habitants. (© Cécile Asanuma-Brice)

Un poste de mesure de la radioactivité. Installés à plus d’un mètre du sol, voire sur des plaques de fer, avec des nettoyages fréquents aux alentours, ils produisent des chiffres inférieurs à la réalité dans le but de rassurer les habitants. (© Cécile Asanuma-Brice)

 

La fin de l’année 2012 est marquée par le premier appel au retour avec l’arrêt de la gratuité des logements publics vacants sur l’ensemble du territoire, la décision du maintien de cette mesure revenant désormais aux collectivités locales. C’est là l’un des points fondamentaux qui caractérisent la gestion du désastre, à savoir le déplacement de la responsabilité. Déresponsabiliser les pouvoirs publics – plus particulièrement gouvernementaux – au profit d’une responsabilisation des collectivités locales est le premier degré de ce processus. Cela se traduit par un retard considérable dans les plans de reconstruction, les collectivités locales concernées n’ayant pas les moyens de les assumer. Ainsi, pour l’État japonais, ne pas reconstruire tout en appelant au retour en vantant une reconstruction fictive garantit un maintien des dépenses à un niveau bien moindre que ce qu’impliquerait une véritable politique de reconstruction. Mais surtout, les autorités s’efforcent de fixer les populations dans le département de Fukushima afin d’assurer leur suivi statistique et scientifique. Elles ne sont pas prêtes à prendre en charge la protection de ces populations qu’elles estiment condamnées. Pourquoi investir dans des logements publics pour un département déjà dépeuplé et amené à l’être encore plus ?

(…)

 

Lire l’intégralité de l’article en français : cliquer ici.

 

Cécile Asanuma-Brice a écrit un texte plus complet intitulé "Au-delà du réel – ou Quand le concept participe de la création d’un espace idéal illusoire : de la gestion des flux migratoires par un Etat nucléariste dans un contexte de catastrophe nucléaire" ; il comprend la totalité des notes et références.

- publié en anglais dans le magazine Japan Focus (novembre 2014)

- publié en japonais dans la revue critique de l'université de Kanagawa (n°79, décembre 2014)

Les traductions française, anglaise et japonaise de cet article plus complet sont disponibles sur le site du CSRP :  cliquer sur le lien ci-dessous.

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(1) Résidente permanente au Japon depuis 2001, auteur de nombreux articles sur la gestion de la catastrophe nucléaire de Fukushima, Cécile Asanuma-Brice a participé à (ou organisé) un grand nombre de conférences sur ce même thème en France comme au Japon.

 

(2) Cécile Asanuma-Brice, « Logement social nippon : quand la notion de public retrouve sa raison », Revue Urbanisme, nov.-déc. 2011, no 381.

 

(3) Cécile Asanuma-Brice et Thierry Ribault, Quelle protection humaine en situation de vulnérabilité totale ? Logement et migration intérieure dans le désastre de Fukushima, rapport dans le cadre du programme « Nucléaire, risque et société » de la Mission Interdisciplinarité du CNRS (2012).

 

(4) Entre autres sur le sujet : « Le Duo Mitsubishi-Areva va construire quatre réacteurs nucléaires en Turquie », Le Monde, 2 mai 2013 ; « Nucléaire : accord de partenariat entre Areva, Mon-Atom et Mitsubishi », Le Parisien, 26 octobre 2013.

 

(5) « Le Japon revient dans la course aux ventes d’armes », Le Monde, 16 juin 2014.

 

(6) Franco Romerio, Énergie, économie, environnement : le cas de l’électricité en Europe entre passé, présent et futur, Genève, Librairie Droz, 1994.

 

(7) Entretien réalisé par C. Asanuma-Brice et T. Ribault à Fukushima en nov. 2013. J. Lochard faisait ici référence au projet ETHOS établi par le CEPN à Tchernobyl en 1986 et à Fukushima en 2012, visant à donner les connaissances de radioprotection à la population vivant dans des territoires contaminés afin de permettre le glissement de responsabilité que nous évoquons ici, soit l’autogestion de sa protection.

 

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Photo d'entête : Au lendemain du séisme de magnitude 9 qui a dévasté le Nord-Est du Japon, du 9 au 11 mars 2011, des habitants de Minamisoma (préfecture de Fukushima) observent les débris charriés par le tsunami qui s’est ensuivi. Si la catastrophe naturelle a laissé au moins 387 000 sans-abris, hébergés dans des structures d’accueil, l’accident nucléaire de la centrale de Fukushima Dai-ichi a, à lui seul, provoqué l’évacuation de 160 000 Japonais. (© AFP/ Toru Yamanaka)

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commentaires

G
Le document joint ne s'ouvrira pas avec Acrobat Reader tel quel, car il doit être préalablement renommé avec l'extension .pdf, le point est manquant dans le document téléchargé. Cordiales salutations.
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P
Merci pour la précision utile ! Je ne sais pas pourquoi Oveblog change le point du fichier original en trait d'union. Problème technique indépendant de ma volonté :-(

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Une analyse critique des données concernant les rejets des eaux radioactives de la centrale de Fukushima Daiichi initiés en août 2023, dossier réalisé par la CRIIRAD qui tente de répondre à ces questions : Quels sont les principaux défis auquel est confronté l’exploitant de la centrale ? Quels sont les éléments radioactifs rejetés dans le Pacifique ? Les produits issus de la pêche sont-ils contaminés ? Est-il légitime de banaliser le rejet d’éléments radioactifs, notamment du tritium, dans le milieu aquatique ? Qu’en est-t-il en France ?

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