Ludovic Dupin : « Alors ça, Madame Lepage, c’est un gros mensonge ! » (capture d'écran)
À la fin du débat de l’émission 28 Minutes du 14 mars 2023 (Relance du nucléaire à tout prix ?) sur Arte, Ludovic Dupin, directeur de l’information de la Société Française de l’Energie Nucléaire (SFEN) et Corinne Lepage, avocate spécialiste en droit du développement durable, nous ont livré un moment d’anthologie ! Voici la transcription du dialogue :
Ludovic Dupin (19:48) : Le nucléaire est l’énergie qui a le moins d’impact environnemental en matière d’empreinte des territoires, d’émission de CO2, …
Corinne Lepage : Oui mais enfin pour le reste c’est pas terrible…
LD : Ben non, surtout, les déchets ne sont pas en contact avec la nature, ça n’émet pas de carbone, …
CL : Oui parce que ça n’émet rien du tout, ça n’émet pas de déchets radioactifs, ça n’émet pas d’émissions… c’est pour ça que toutes les installations ont des autorisations de polluer l’air et l’eau de manière radioactive et chimique !
LD : Alors ça, Madame Lepage, c’est un gros mensonge ! Il n’y a pas de pollution de l’eau par le nucléaire !
CL : Bah bien sûr que si !
LD : Et tous les déchets n’ont aucun contact avec la biosphère.
CL : Mais bien entendu !
LD : Quelles sont…?
CL : Vous avez des rejets radioactifs liquides et des rejets radioactifs gazeux, Monsieur !
LD : Quelles sont vos sources ?
CL : Vous regardez n’importe quelle autorisation – je vous assure dans ma vie, j’en ai vu des paquets – vous avez pour chaque installation une autorisation de rejets radioactifs liquides, une autorisation de rejets radioactifs gazeux. *
C’est assez incroyable de voir un communicant du lobby nucléaire découvrir en direct à la télé que les centrales nucléaires polluent l’eau ! Grand merci à Corinne Lepage d’avoir terminé magistralement ce débat.
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Le deuxième énorme mensonge de la SFEN
Ludovic Dupin (17:24) : « Le nucléaire n’est pas un très grand consommateur d’eau. Si on prend le cas du Rhône où il y a 14 réacteurs nucléaires – c’est le fleuve qui est le plus entouré de réacteurs – on consomme 2 % du débit du Rhône. C’est incomparable par rapport aux villes qui sont sur le réseau, sur l’industrie, à l’agriculture qui est le principal consommateur et à l’eau sanitaire. »
C’est totalement faux. En 2020 par exemple, la centrale de Tricastin (4 réacteurs) a prélevé 4,8 milliards de mètres cubes dans le Rhône, ce qui est presque autant que la somme des prélèvements d’eau douce de surface pour la production d’eau, l’agriculture et l’industrie sur l’ensemble de la France (5 milliards de mètres cubes en 2018) (source). En tenant compte de la différence entre l’eau prélevée (qui est rendue en partie au fleuve) et l’eau consommée (qui ne revient pas dans le fleuve), la Criirad a calculé, selon les données des exploitants, que l’eau prélevée était restituée en moyenne à 76 %. Les centrales nucléaires avec tours aéroréfrigérantes consomment donc en moyenne 24 % de l’eau prélevée, soit 12 fois plus que ne le prétend Ludovic Dupin !
Pierre Fetet
Répartition des volumes d'eau douce prélevée, par usage et milieu, en 2018, en milliards de mètres cubes (SDES 2021)
MaJ : ajout de "La SFEN démasquée" dans le titre (15/03/23, 9:54) ; ajout du bilan de Golfech (17/03/23, 16:32) ; ajout du paragraphe "Le deuxième énorme mensonge de la SFEN" et de l'image sur l'eau (19/03/23, 23:20)
Jean-Marc Royer a écrit Le monde comme projet Manhattan. Des laboratoires du nucléaire à la guerre généralisée au vivant, (traduit en espagnol, bientôt en italien, épuisé en français, mais l'auteur cherche un nouvel éditeur) et de « Carnets de guerre » disponibles sur les sites fukushima-blog.com et autrefutur.net. Une fois n’est pas coutume, éloignons-nous de Fukushima Daiichi et découvrons cet entretien inédit sur « la banalisation radicale du mal ».
Hanna Arendt en 1944 et Günter Anders en 1949 (composition d’après une photo de Fred Stein (à gauche) et d’un photographe inconnu)
Sur la base de vos travaux, vous écrivez, vous inspirant d'Hannah Arendt, que « l'industrie nucléaire est une « banalisation radicale du mal », pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
Jean-Marc Royer : Cette affirmation repose sur une recherche dans trois domaines : l’élaboration des faits, leur analyse et une réflexion philosophique. Accéder aux faits n’est pas si facile, surtout à l’heure de la post-vérité issue des Gafam : en outre, les contre-pouvoirs qui faisaient ce travail se sont évanouis et le nucléaire touche à un « domaine réservé » des États dans un contexte historique où perdure ce que j’appelle un « négationnisme » à ce sujet. Je suis donc allé examiner les archives états-uniennes pour comprendre ce qui s’était réellement passé au début l’ère nucléaire avec le projet Manhattan. J’ai entre autres choses découvert qu’avant Hiroshima, le 16 juillet 1945 dans l’État du Nouveau Mexique, lors de l’explosion d’une première bombe au plutonium appelée « Gadget », le rebond d’intensité des radiations sur site quinze jours après montrait que les radionucléides avaient fait le tour de la Terre. Autrement dit, à partir de ce jour, tout le vivant, à des degrés divers, fut atteint et en toute connaissance de cause. Cette expansion radioactive globale fut ensuite confirmée par l’analyse des carottes glacières antarctiques dans lesquelles chacune des centaines d’explosions atmosphériques suivantes ont laissé leurs empreintes. Aujourd’hui, même l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire – qui est le « bras armé » de l’Autorité de sûreté nucléaire – publie des cartes donnant à voir la « trajectoire circum-terrestre d’un panache radioactif consécutif à un essai nucléaire ». Sans pouvoir entrer dans les détails de cette caractérisation ici, le nucléaire doit donc être compris comme un crime contre l’Humanité et un écocide. En faire l’impasse serait une grave erreur politique, philosophique et théorique.
Ce qui était vrai en 1945 pour une bombe de quelques kilotonnes le fut, ô combien, pour l’explosion de bombes mille fois plus puissantes ou lors des disséminations dues à l’exploitation des réacteurs et à leurs premiers accidents majeurs, dès 1957. Mais cette connaissance avérée n’a en rien freiné le développement du nucléaire, au contraire. C’est en partie cela, la « banalité du mal » moderne décrite par Arendt à propos du nazisme : un crime de masse commis par des personnes – scientifiques, militaires, responsables politiques – qui « font leur part » dans une division infinitésimale du travail, caractéristique essentielle du capitalisme thermo-industriel. Avec le nucléaire, cette banalité du mal est devenue « radicale » car pérenne, universelle et attentatoire aux fondements même de la vie, y compris génétiques. Alors que donner une sépulture aux êtres humains décédés caractérisait un pas supplémentaire dans le processus d’hominisation depuis Néandertal, cela ne fut pas possible et ne le sera jamais pour les dizaines de milliers de personnes volatilisées en une seconde à Hiroshima ou à Nagasaki : il y eût là une régression inédite dans notre histoire. Comme l’a fait remarquer Günther Anders, face à l’ampleur d’un cataclysme qui dépasse largement notre entendement et notre psyché, chaque être humain tend à se protéger ; mais c’est malheureusement en grande partie sur ce refoulement que s’appuie le « négationnisme nucléaire » des institutions internationales et des Etats. En outre, avec le nucléaire nous touchons au plus profond de la civilisation capitaliste thermo-industrielle, à son l’essence, c'est-à-dire la mort.
Comment cela ?
Pour le saisir, il faut entreprendre un long détour afin d’intégrer l’avènement du nucléaire dans l’histoire longue. Je ne peux le faire ici qu’au prix de raccourcis simplificateurs, mais essayons. Entre 1850 et 1900 en Occident, nous assistons à une convergence entre le développement des grandes industries du capitalisme, celui des États-nations et du mode de connaissance scientifique moderne. Celui-ci se distingue des formes anciennes de connaissance par ses trois éléments constitutifs : la réduction mathématique et géométrique du monde en écartant le sensible ; la preuve expérimentale avec Lavoisier ; la validation par les « pairs » sous la forme de revues à comité de lecture (Science, Nature) ou de congrès internationaux [1]. La philosophie et les savoirs ancestraux sont alors écartés par une nouvelle vérité qui se veut exclusive et universelle : la vérité scientifique.
Accumulation faramineuse du capital, État-nation moderne, institutions de la connaissance scientifique : c’est ainsi qu’une nouvelle civilisation advient sous l’impulsion de cette « triple alliance » de fait. Les rapports sociaux anciens s’en trouvent profondément bouleversés, ce qui peut être résumé par la formule : « le progrès, c’est gouverner les humains comme des choses » afin d’en tirer le maximum. Il s’en suit une formidable prolétarisation (Marx), c’est à dire un dessaisissement de l’être qui, « corps et âme », ne s’appartient plus, ce qui est redoublé par l’intériorisation d’un Imaginaire rationnel-calculateur qui s’oppose radicalement à la vie.
Quoi d’étonnant à ce que l’eugénisme naisse à ce moment-là et devienne rapidement populaire, notamment dans certains pays anglo-saxons, nordiques ou protestants ? Ce sont d’abord les animaux qui ont été sélectionnés de manière scientifique par l’American Breeders Association qui possède depuis 1903 une section d'eugénisme où collaborent biologistes, médecins, chirurgiens et sociologues. Dès 1909 en Indiana, puis ailleurs, des lois permettront de ficher des milliers de familles et leurs ascendants afin « d’améliorer » leur hérédité et celle des habitants du comté.
De l’organisation scientifique de la sélection à celle du travail (à la chaîne), l’écrivain Upton Sinclair en racontera la violence extrême, dans son roman La jungle (1905) qui se déroule dans les abattoirs de Chicago où sont quotidiennement acheminés par wagons à bestiaux des milliers de bêtes depuis tout le pays. C’est une violence faite aux animaux et aux hommes : lorsqu’un accident se produit, on ne retire pas les corps humains tombés dans les cuves de Corned Beef afin de ne pas arrêter la production. Autrement dit, à l’ère du capital, rien ne se perd, rien ne se créée, tout se transforme… en plus-value.
L’eugénisme de masse, les corps traités industriellement, sont les prolégomènes du nazisme dès le début du siècle. Avant même Auschwitz-Birkenau, il y eut en 1904 les camps de la Mort Namibiens ou Eugène Fisher (l’inspirateur de Mein Kampf, le professeur de Mengele et l’ami fidèle de Heidegger jusqu’à sa mort) faisait déjà des expériences sur le corps des africains et trente ans après l’Aktion T4 (1939-1941), un programme qui a réduit en cendres des dizaines de milliers « d’incurables, improductifs et nuisibles », sélectionnés par des médecins. Pour que ceux qui ont prêté le serment d’Hippocrate en arrivent au meurtre de masse, il faut certes que des institutions les aient enrôlés, mais il faut également comprendre qu’ils étaient mus par un puissant Imaginaire qui les y poussait, c’est-à-dire un imaginaire structuré par la rationalité calculatrice qui est structurellement transgressive par rapport à la vie.
Les crimes d’Hiroshima et de Nagasaki furent partout fêtés comme une « révolution scientifique majeure », sauf par Albert Camus. En 1965, certains souhaitaient même l’ouverture d’un second canal de Panama grâce à 300 explosions nucléaires [2]! Nous refusons encore de voir à quels abîmes le culte de la mort porté par la synergie « Capital – État – mode de connaissance scientifique moderne » nous a déjà conduits. Or, le nucléaire – parce qu’il intègre la relativité et la physique des particules – est le fils aîné de la science du XXe siècle et l’expression ultime de la civilisation capitaliste.
Comment comprendre dans ces conditions que des écologistes, éventuellement sincères, soit, tergiversent pour en finir avec la production électro-nucléaire « d'ici 2045 » (Jadot), soit, au pire, y sont dorénavant favorables, au nom de la lutte contre le réchauffement climatique ?
Pour plusieurs raisons, difficiles à expliquer en quelques mots, le mouvement anti-nucléaire des années 1970 n’a pas qualifié le nucléaire de crime contre l’Humanité accompagné d’un écocide en tant que tels. Cela aurait évidemment donné une tout autre dimension philosophique et politique à cette lutte. Malheureusement, ce type de carence dans l’analyse perdure à présent : par exemple, rien de sérieux n’a été entrepris pour démonter la fable d’une « énergie nucléaire verte ou décarbonnée ». En conséquence de cette lacune, il y a dorénavant peu de différences entre certains écologistes et nos nucléocrates européens : les uns et les autres croient à une « transition verte » dans laquelle se discute la place et la proportion du nucléaire, soit une démarche gestionnaire typique du capitalisme. Cela illustre à quel point il est difficile de nous déprendre de l’imaginaire rationnel-calculateur que véhicule cette civilisation, laquelle sera sans doute aussi la plus courte de toutes celles vécues par les êtres humains. N’oublions pas qu’entre sa cristallisation et l’accomplissement de son essence - Auschwitz et Hiroshima – il ne se sera passé qu’un demi-siècle dont une « guerre de Trente ans » (1914-1945) comme le disent les historiens Éric Hobsbawm et Enzo Traverso. Une guerre industrielle, totale et mondiale débutée dans les tranchées, et qui, bien au-delà d’une simple brutalisation des mœurs comme l’avance George Mosse, a engendré des millions de morts, d’immenses régressions et les effondrements sociétaux que l’on sait. Les psychés, le psychisme, la pensée, les vies, la vie ont été défaites, ce qui n’a pas favorisé la prise de conscience de ce qui se passait à ce moment-là… D’où ce qu’on a appelé « les années folles ». Il est grand temps que nous reprenions les fils de cette histoire, y compris dans et par l’élaboration théorique.
Et ce d’autant plus que, dans vos « carnets de guerre » à propos de la situation en Ukraine, vous écrivez qu' « un désastre nucléaire est d'actualité en Europe ». Que se passe-t-il en Ukraine en ce moment ? La situation est-elle si grave que cela ?
Précisons tout de suite que je n’ai aucune sympathie pour l’Otan, les Etats-Unis ou les responsables de ce que j’ai appelé la contre-révolution internationale des néolibéraux qui a empêché les peuples de l’Europe de l’Est de devenir maîtres de leur destin après la désagrégation de l’URSS. Mais ce qui se passe en ce moment en Ukraine est tragique, à plusieurs titres. C’est une guerre d’invasion à caractère génocidaire, avec son lot de déportations, de crimes de guerre, et qui comptait, à la fin de l’année 2022, plus de cent-cinquante mille morts civils et militaires. Et pour la première fois depuis 1945, un pays qui possède l’arme nucléaire en a envahi un autre sur le territoire duquel il y a quatre centrales, dont la plus puissante d’Europe, celle de Zaporijia, et celle de feu-Tchernobyl avec sa « zone interdite », fortement contaminée.
Une situation de guerre est excessivement instable, de tous les points de vue : un petit incident (par exemple un obus atterrissant sur un réacteur ou sur un pays non belligérant) peut avoir des suites inattendues, lesquelles peuvent à leur tour entraîner de lourdes conséquences, d’autant qu’en Ukraine le front s’étire sur près de mille kilomètres. En réalité ce front va de la mer Baltique où le gazoduc Nord-Stream 2 a été saboté, à la mer Noire avec des points extrêmement sensibles comme le couloir Suwałki (qui joint la Biélorussie à l’enclave russe de Kaliningrad), le pont de Kertch, « l’enclave » de Transnistrie etc. Beaucoup de conditions sont donc réunies pour que cela dégénère.
L’imprévisibilité accrue du pouvoir à Moscou ajoute à ces importantes incertitudes. Sans trop entrer dans les détails, disons que durant l’ère soviétique, du moins après 1953, il y avait certes un seul et unique « secrétaire général » représentant le politburo, mais au moins parlait-il au nom ce celui-ci après « délibération » ou dans la ligne édictée par le parti. Ce n’est plus le cas : suite à la décomposition de l’URSS, le pouvoir est détenu depuis 24 ans par un chef de clan qui a peu à peu mis au pas les oligarques, les siloviki (armée, polices et autres services) et assuré l’intangibilité de son pouvoir par la force, l’argent, la distribution des postes et le rappel à l’ordre en cas de besoin [3]. Il n’a notamment jamais accepté de perdre une guerre jusqu’à présent, car c’est la loi du milieu qui règne : si le chef est en échec, il sait que ses jours sont comptés.
Or, si le pays ou l’armée russe se retrouvaient dans une situation de défaite inévitable, nul ne peut dire quelle sera la réaction du chef, car nul ne le contrôle, pas même son premier cercle. Les conditions sont donc réunies pour que la situation dégénère, c’est pourquoi demeure hélas d’actualité la déclaration de Stéphane Audoin-Rouzeau : « La porte du feu nucléaire est ouverte depuis le 24 février 2022 en Europe, et à ce jour, elle n’a pas été refermée [4]. »
22 novembre 2022, relu en janvier 2023.
[1] Cf. à ce sujet « Capital et mode de connaissance scientifique moderne : un imaginaire en partage », in autrefutur.net.
[2]Serge Berg, à la tête de la rubrique scientifique de l’AFP, dans Sciences et Avenir n° 222, août 1965.
[3]Depuis le début de l’année 2022 quinze dirigeants économiques russes ont été retrouvés « suicidés » ou « accidentés ». Source : Wikipédia, « Oligarchie russe ».
[4] Stéphane Audoin-Rouzeau, « L’Europe dans la tourmente », France Culture 11 juillet 2022. Audoin-Rouzeau qui disait déjà depuis mars « Nous n’avons pas pris la mesure de l’évènement guerrier qui vient de s’ouvrir » dans Médiapart du 15 mars 2022.
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Entretien initialement prévu pour le journal La Décroissance (questions : Denis Bayon) non publié faute de place suffisante.
Zaporijia n’est pas Fukushima. Mais la pression de la guerre actuelle sur la centrale nucléaire ukrainienne occupée par les Russes et plusieurs fois bombardée pourrait engendrer une catastrophe nucléaire de même importance, voire de plus grande ampleur à cause d’interventions de secours rendues difficiles par le conflit. Mais la menace ne s’arrête plus à l’atome civil puisque la Russie, dans une escalade continue, menace d’utiliser son armement nucléaire contre l’Occident.
Jean-Marc Royer, auteur de nombreuses contributions du blog de Fukushima, suit de près l’évolution de ce conflit. Le discours de Poutine du 30 septembre 2022 est-il un tournant historique qui pourrait faire basculer le monde dans une tragédie ? L’auteur de Le monde comme projet Manhattan nous propose d’ausculter les événements récents autour de la centrale de Zaporijia (carnet 3) et d’analyser le contexte de la guerre entre l’OTAN et la Russie qui mène aux menaces atomiques de Poutine (carnet 4) dans deux « carnets de guerre » qui font partie d’une série publiée dans le site lundimatin.fr.
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Remarque : les deux articles publiés dans cette page sont téléchargeables en pdf, ce qui est recommandé en particulier pour une lecture facilitée des notes de bas de page (les numéros et les liens des notes sont ici malheureusement non fonctionnels).
UN DÉSASTRE NUCLÉAIRE EST D’ACTUALITÉ EN EUROPE (I)
(Les nuages radioactifs ne s’arrêteront pas aux frontières)
(paru dans lundimatin#349, le 7 septembre 2022. https://lundi.am/Un-desastre-nucleaire-est-d-actualite-en-Europe-I)
Dans un premier « Carnet de Guerre », nous avions esquissé une brève histoire des rapports de l’Otan et du pacte de Varsovie. Nous rappelions les « engagements » des uns et des autres au moment de la Perestroïka/Glasnost et vis-à-vis de l’Ukraine, après la dissolution de l’URSS. Encore que dans ce domaine tout un travail de dépouillement des archives reste à faire. Nous avions ensuite débuté une chronologie des évènements depuis avril 2021, ce qui nous avait entraîné au rappel des huit guerres engagées par le clan Poutine depuis 1999. Car l’échec de l’armée russe devant Kiev étonnait : Poutine allait-il rester le maître de l’escalade malgré cette déroute ? Mais dans cette analyse du terrain militaire, il était apparu que la question nucléaire devait être examinée de près, et sous ses multiples aspects, ce que nous avions commencé à faire.
Dans le second Carnet de Guerre, nous revenions sur un point de bascule fondamental de l’histoire contemporaine : la « révolte volée des Allemands de l’Est en 1989 » que l’on pourrait aussi appeler « l’Anschluss de la RDA par le capital ouest-allemand » ou plus exactement, « le point d’orgue de la contre révolution internationale des néolibéraux débutée en 1973 au Chili », une série d’évènements que l’idéologie vient recouvrir en la dénommant « chute du mur de Berlin ». On le sait depuis l’invention de l’écriture cunéiforme : l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs.
Dans ce troisième Carnet, une des dimensions nucléaires de cette guerre, mais pas la seule, nous a obligé à revenir de plus près à ce qui se passe dans la centrale de Zaporijia, tant la médiocrité du bavardage médiatique est indigne à ce sujet. Encore cela n’est-il qu’une des dimensions nucléaires de cette guerre, une autre résidant dans les conséquences du fait que les stratégies d’emploi « des armes nucléaires de théâtre » ont changé, aussi bien aux États-Unis en 2019, qu’en Russie en 2021. Ainsi cela invalide-t-il l’increvable postulat de la dissuasion nucléaire auquel s’accrochent encore tous les pays qui possèdent cette arme. Il est vraiment minuit moins deux dans le siècle !
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Historiquement, la banalisation du mal occidental s’est répandue à grande échelle à partir du moment où le travail et les êtres humains ont été « industrialisés », c'est-à-dire coupés de leur réalité nourricière, terrestre, pour être encasernés, prolétarisés, disqualifiés, déréalisés et finalement déshumanisés. A partir de ce moment, tout a été possible dans l’ordre de la banalisation et tout est devenu acceptable dans l’ordre du mal, puisque toutes les fins humaines ont été discréditées au seul profit de l’aliénation productiviste et marchande[i].
C’est une situation sans précédent sur Terre car c'est la première fois qu'un pays qui possède des armes nucléaires en attaque un autre, lui-même doté d’une quinzaine de réacteurs. C’est aussi le retour d’un passé mal digéré, dans le sens où l’Europe est malheureusement redevenue, pour de multiples raisons sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement, le théâtre d’une guerre dont nul ne peut dire avec certitude qu’elle restera militairement conventionnelle, ni territorialement circonscrite. Cette situation de guerre, qui introduit des risques élevés de désastre planétaire a toujours été déniée par les promoteurs et les constructeurs du nucléaire, mais voilà que nous y sommes ; à minima, cela nous oblige à une « analyse interne »[ii] de ce qui se passe, analyse dont voici le premier volet.
Rappelons tout d’abord brièvement l’inventaire du parc électronucléaire en Ukraine. Les quinze réacteurs sont répartis dans quatre centrales : celle de Rivné est au nord-ouest (deux de ses réacteurs n’ont pas d’enceintes de confinement) ; à l’ouest il y a Khmelnitski, au sud-ouest Konstantinovka et au sud la plus puissante d’Europe, Zaporijia qui compte six réacteurs, mis en service entre 1985 et 1995.
[i] Extraits de l’appel international rédigé en 2012, traduit en six langues et intitulé : « Hiroshima, Tchernobyl, Fukushima : des crimes contre l’Humanité » http://www.fukushima-blog.com/article-appel-international-hiroshima-tchernobyl-fukushima-des-crimes-contre-l-humanite-101458831.html
[ii] Pour illustrer ce que nous entendons par « analyse interne » nous renvoyons à celle que nous avons faite de la première explosion atomique du 16 juillet 1945 dans « Le Monde comme projet Manhattan. Des laboratoires du nucléaire à la guerre généralisée au vivant ». Elle a permis de qualifier cette « innovation » d’écocide et de crime contre l’Humanité, ce que l’analyse des carottes glaciaires antarctiques confirmait dans les années 1960. On se doute que si cette qualification avait été dûment et publiquement établie dès ces années-là, cela aurait sans doute modifié le cours de l’opposition au nucléaire. Malheureusement cette ignorance perdure. Le même type « d’analyse interne »concernera l’important business nucléaire qui se poursuit « à bas bruit » entre capitalistes occidentaux et russes, pour le plus grand profit des uns et des autres.
Maquette de la centrale de Zaporijia
Les centrales nucléaires prises dans la guerre représentent d’énormes dangers
Même si des travaux de modernisation ont été entrepris dans ces centrales après la catastrophe de Fukushima, cela n’a pas permis d’atteindre le niveau de sûreté observé ailleurs et encore moins de les préparer à une guerre prolongée. Or, l’instabilité d’une telle situation est propice non seulement à l’émergence d’évènements inattendus, mais aussi à leurs enchaînements imprévus, ce que certains nomment « l’effet domino » ou « l’effet papillon ». Et assurément, la tactique de bombardements massifs et indiscriminés de l’armée russe dans le cadre de sa « guerre industrielle, totale et à caractère génocidaire »[i], peut conduire à tout moment à une erreur de ciblage touchant les équipements d’une centrale. D’autant que l’imprécision des frappes de ses vieux missiles « reconvertis » a déjà été documentée et que la centrale de Zaporijia se situe très précisément sur la ligne de front, du mois en cette fin du mois d’août 2022. Des actes de guerre peuvent également entraîner, de manière aléatoire ou délibérée, une coupure générale des lignes d’alimentation électriques extérieures qui permettent le fonctionnement normal des réacteurs, des installations de contrôle-commande ou de refroidissement.
Si chaque réacteur de la grande centrale de Zaporijia dispose bien de trois groupes électrogènes de secours fixes et qu’il y a deux groupes mobiles sur le site, il reste cependant des doutes importants quant à la fiabilité de ces générateurs, à l'état actuel des mises à niveau techniques et à leur réserve de carburant qui est de dix jours au total, en espérant que leurs réservoirs n’aient pas été vidés pour alimenter des véhicules militaires de l’occupant.
[i] Nous reviendrons sur la caractérisation précise de cette guerre. Disons pour le moment que le rythme des bombardements quotidiens en Ukraine (~50 000) est comparable au rythme moyen des bombardements durant guerre de 1914-1918, mais que leur puissance est nettement plus élevée. Source, « Les conflits en carte » du 20 août 2022, https://www.youtube.com/channel/UCkLlDQmNhyGpaTWDsBs4lqA . Bien évidemment, cela ne constitue en rien une croyance dans la propagande occidentale, cf. Les Carnets de guerre #1.
Doc. Insider. Pour comparer avec 2019, entrer les coordonnées : 47.50831861, 34.58747352 sur Google Maps
En outre, il faut bien comprendre que, comme dans toutes les centrales, les innombrables câbles et canalisations – qui joignent les installations et qui ne sont pas conçus pour résister à des roquettes, à des missiles, des bombes ou des mines – constituent autant de vulnérabilités. De plus, l’alimentation en eau de toutes les installations et des piscines de refroidissement est vital, même lorsque les réacteurs sont à l’arrêt. Il faut savoir par exemple que la puissance thermique de 20 000 MW dégagée par la centrale de Zaporijia exige d'énormes quantités d'eau de refroidissement qui sont pompées dans le Dniepr. Les systèmes d’extinction des incendies ont eux aussi besoin d’eau et d’électricité. Il est à noter à ce propos que la question des cinq grands barrages du Dniepr situés en amont et en aval de la centrale n’est jamais abordée[i]. D’autre part, les assemblages[ii] irradiés stockés dans les piscines des réacteurs ou dans des conteneurs à l’air libre, représentent également un grand danger : il y en a plus de 4 200 qui sont parqués au nord-est du site[iii].
[i] Le plus grand de ces barrages avait pourtant fait l’objet de deux bombardements durant la seconde guerre mondiale.
[ii] Par assemblages, il faut entendre ce que la presse nomme à tort « combustibles » car il ne se produit aucune combustion dans un réacteur nucléaire. Une fois extraits de la cuve d’un réacteur, ils continuent à dégager une très forte chaleur pendant des années. Or les pompes de refroidissement nécessitent de l’électricité et de l’eau pour fonctionner. Dans le cas contraire, la température dans les piscines augmente, les assemblages commencent à fondre et des substances radioactives sont ensuite libérées dans l’environnement.
[iii] Il y a au total 2 300 tonnes d’assemblages usé entreposés sur le site (855 t à l'intérieur des piscines et 1445 t à sec). Voir Greenpeace https://bit.ly/3pH4huz et les plans compilés par la Criirad ici : http://balises.criirad.org/pdf/Guerre_Ukraine_2022/2022_03_06_annexe.pdf
Ces 174 silos en béton contiennent quelques 4 200 assemblages au total.
Près de 30 000 personnes sont nécessaires au fonctionnement H 24 de l’ensemble des centrales ukrainiennes et à la surveillance des niveaux de radiation. Il est inutile de préciser que leur savoir-faire, leur attention et leur disponibilité physique et psychique sont extrêmement sollicités depuis le début de la guerre. Cela augmente évidemment les risques d’erreurs humaines. D’autre part, une rupture de la chaîne logistique d’approvisionnement en services, en équipements et en composants de remplacement accroîtrait les risques de toute nature[i].
[i] Un rapport de 98 pages du gouvernement autrichien de la sécurité des réacteurs de Zaporizhzhia avait conclu en 2017 que « les documents fournis et disponibles mènent à la conclusion qu'il existe une forte probabilité que les scénarios d'accident se transforment en un accident grave qui menace l'intégrité du confinement et entraîne un rejet important ». https://www.umweltbundesamt.at/fileadmin/site/publikationen/rep0775.pdf
Salle de contrôle-commande de Zaporijia
Répétons-le : L’intégrité physique des personnels et celle des installations est vitale[i]. Si leur fonctionnement était interrompu par des destructions irréparables, alors il pourrait se produire une nouvelle catastrophe nucléaire en Europe. Ajoutons qu’en temps de guerre, l’acheminement de matériels de rechange ou de sauvetage, la protection des populations contre les radiations ou leur évacuation, la mobilisation de milliers de sauveteurs autour d’une centrale seraient évidemment rendus beaucoup plus difficiles, sinon impossible.
Des nouvelles du site de Tchernobyl qui est resté vulnérable et dangereux
Les deux sarcophages de Tchernobyl n’ont évidemment pas été conçus pour résister à une agression de type militaire, fut-elle involontaire.Le 24 février 2022, l’armée russe s’est emparée de la centrale située au cœur d’une zone d’exclusion, contaminée et inhabitable pour longtemps. L’exploitant ukrainien avait ensuite informé l'Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA[ii]) que l’équipe de Tchernobyl en place depuis cette date, ne pouvait plus procéder aux réparations et à la maintenance des équipements liés à la sécurité, du fait de la fatigue cumulée et du manque d’approvisionnement. Ce n’est que le 21 mars, après la retraite des forces russes du nord, que le personnel technique qui y travaillait sans repos depuis plusieurs semaines, a enfin pu être relevé.
Le lac qui sert au refroidissement des réacteurs de Tchernobyl fut l’exutoire de forts rejets radioactifs. Il est extrêmement contaminé. Une brèche dans la digue qui le sépare de la rivière Prypiat pourrait entraîner une forte contamination de ce cours d’eau qui se jette dans le Dniepr duquel dépend l’approvisionnement en eau potable des millions d’habitants en aval et notamment de la ville de Kiev.
D’après l’AIEA, le SNRIU (autorité de sûreté ukrainienne) et les images satellites de la NASA, des incendies ont été observés durant le mois de mars, au sein de la zone d’exclusion de Tchernobyl, à moins d’un kilomètre de la centrale, sans qu’il soit possible d’en déterminer les causes. À ce sujet, rappelons qu’à la suite du désastre de 1986, les sols de Biélorussie, d’Ukraine et de Russie ont été contaminés par les radionucléides qui, avec les pluies, se sont introduits en profondeur. Comme ils ont ensuite été absorbés par les racines de tous les végétaux, ils sont « remontés une seconde fois à la surface » lors de leur croissance. En cas d’incendie, ces radionucléides sont donc libérés dans les fumées et conduisent à une contamination de l’air. Ce phénomène concerne en particulier le césium 137, principal radionucléide dispersé en 1986 et encore quantifiable dans l’atmosphère.
Or, du fait du conflit en cours, les sondes de surveillance dans la zone d’exclusion et celles qui sont à proximité des réacteurs de la centrale, sont restées inactives pendant plusieurs semaines. Elles n’étaient donc pas en mesure de fournir des données quant à la radioactivité dans cette zone pendant les incendies observés en mars.
Last but not least, la totale ignorance de la chose nucléaire par les gradés russes en campagne a été constatée avec effarement par les autorités ukrainiennes au début du mois d’avril : des photos et des vidéos montrent les tranchées qui ont été creusées par les hommes de troupe dans une des zones les plus radioactives du monde. Dans les jours qui ont suivi l’occupation du site et plus encore après la retraite de l’armée, des ambulances russes spécialement équipées ont été vues à Homiel, ville voisine de Biélorussie, sans que l’on ait pu savoir si elles étaient destinées à convoyer des soldats contaminés. En effet, si la durée et le niveau de l’irradiation ambiant n’ont peut-être pas été suffisamment élevés pour provoquer des maladies, le sol creusé, lui, pouvait contenir des « résidus radioactifs ». D’autre part, l’inhalation, l’absorption ou la pénétration de radionucléides par une plaie présentent un tout autre caractère de gravité qu’un niveau de radiation mesuré à 1m au dessus du sol en avril[i].
[i] Florian Gouthière, « Des soldats russes ont-ils pu développer un syndrome aigu d’irradiation après avoir creusé des tranchées près de Tchernobyl ? », Libération, CheckNews, 8 avril. Fabien Magnenou, « Guerre en Ukraine : qu'est-il advenu des soldats russes déployés dans le secteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl ? », France télévision, 8 avril 2022.
Une situation dégradée dans la centrale la plus importante d’Europe[i]
Le 4 mars dans la nuit, des bâtiments annexes de la centrale de Zaporijia ont été touchés par les bombardements de l'armée russe, ce qui a entraîné un incendie et au moins 3 morts parmi le personnel de sécurité. Les pompiers n’ont pas pu intervenir immédiatement, mais le feu fut ensuite maitrisé. Depuis la fin de cette matinée-là, ce site a été investi par les militaires russes. Une semaine après, des ingénieurs de Rosatom sont arrivés pour en superviser l’exploitation, puis en prendre le contrôle.
Le 16 mars, le réseau ukrainien (ainsi que celui de la Moldavie), qui était interconnecté jusqu’alors au réseau russe, a été synchronisé avec le réseau électrique européen[ii], un process qui était à l’étude depuis 2017 et ne devait aboutir qu’en 2023. Ainsi, les gestionnaires européens peuvent dorénavant aider à stabiliser le système ukrainien et répondre à une demande de fourniture électrique de secours mais ils doivent également gérer le fait inédit qu’un des équipements de production (la centrale de Zaporijia) est sous le contrôle militaire d’un occupant.
Le 22 mars, la situation était la suivante : seuls les réacteurs 2 et 4 fonctionnaient ; les autres étaient à l’arrêt mais pouvaient éventuellement être redémarrés. La centrale était alors connectée au réseau électrique ukrainien par une ligne de 330 kV et par deux des quatre lignes de 750 kV, les autres étant indisponibles à la suite des combats.
Le 28 avril, dans son rapport de synthèse sur la sûreté, la sécurité et les garanties nucléaires en Ukraine, le directeur général de l’AIEA déclarait que les forces d’occupation et les personnels de Rosatom envoyés sur le site exigent des rapports quotidiens de la direction locale sur des questions « délicates » concernant : le fonctionnement et la gestion de la centrale, les activités de maintenance et de réparation, la sécurité et le contrôle d'accès, la gestion du combustible nucléaire, du combustible usé et des déchets radioactifs.
En raison de l’occupation militaire et de la présence des ingénieurs de Rosatom, la situation du site s’est dégradée : l’exploitant ukrainien signalait l’impossibilité d’exercer la surveillance réglementaire de la sécurité nucléaire et radiologique du site tandis que le personnel de la centrale « travaillait sous une pression constante et effroyable »[iii].
À ce moment-là, le clan Poutine envisageait vraisemblablement d’administrer cette centrale sur le long terme afin d’alimenter les zones occupées et en particulier la Crimée, ce qui explique que la presse embedded y fut invitée le 1er mai, à l’occasion d’une mise en scène dont il a le secret.
Le 21 juillet, selon plusieurs sources et Energoatom, les militaires ont placé des dizaines d'équipements, des blindés, des camions et des munitions dans plusieurs bâtiments[iv] dont la salle des turbines attenante au premier réacteur n°1.
Le 5 août à 14h30, la centrale nucléaire de Zaporijia (dont 3 réacteurs étaient en production et 3 à l’arrêt) a fait l’objet de plusieurs bombardements : au niveau d’un transformateur de la ligne électrique haute tension 330 kV (ou 750 kV), mettant hors service un transformateur électrique de puissance et deux transformateurs de secours. Les destructions ont entrainé l’arrêt automatique du réacteur n°3, le démarrage de ses groupes électrogènes de secours et sa déconnexion d’avec le réseau.
Un peu plus tard dans la journée, un deuxième bombardement a endommagé une des stations de production d’azote (qui sert à inerter les réservoirs présentant un risque d’explosion d’hydrogène) à proximité des bâtiments de stockage des effluents radioactifs.
Le 6 août dans la soirée, un nouveau bombardement du site a eu lieu. Au moins cinq roquettes – dont certaines tombées à proximité de l'installation d’entreposage à sec du combustible irradié – ont endommagé des bâtiments administratifs et blessé l’un des employés qui a dû être hospitalisé. Trois des capteurs du système de surveillance des niveaux de radiations sur le site et ses abords auraient également été endommagés. Aucune source d’information ne fait état de rejets radioactifs incontrôlés et personne ne sait si le personnel de la centrale a encore accès aux données des autres capteurs[v]. D’après Energoatom, les militaires russes et le personnel de Rosatom s’étaient réfugiés à l'avance dans les bunkers du centre de crise et du centre de soutien technique de la centrale.
Le 12 août, l'exploitant ukrainien a déclaré que le bombardement de la vielle a causé des dommages, notamment à l'équipement de surveillance des radiations proche de la caserne des pompiers du site.
Le 15 août, Petro Kotin, le président d’Energoatom a déclaré que l’armée russe stockait « 14 unités d’équipement militaire lourd » dans la « première unité de puissance » et « six véhicules » dans la « deuxième salle des turbines », ce qui sera confirmé par la suite[vi].
Le 19 août, Energoatom signale que les militaires russes ont envoyé à la direction de la centrale un ordre visant à limiter l'admission des employés : seuls les personnels d'exploitation qui assurent le fonctionnement des groupes électrogènes seraient autorisés à être présents sur site. Selon certaines informations, les forces d'occupation prévoiraient d'arrêter le fonctionnement des réacteurs dans un proche avenir et de les déconnecter des lignes alimentant le système énergétique ukrainien.
Le 24 août et les jours suivants, des incendies de forêt se sont opportunément déclarés au sud des arrivées/départ des lignes de 750 kV, ce qui a isolé la centrale qui n’était plus alimentée que par la ligne de 330 kV en provenance de la centrale thermique voisine[vii]. L’occupant est en train de préparer activement les personnels et les habitants proches à l’arrivée d’une commission de l’AIEA.
[i] Les informations qui suivent sont en partie redevables au travail de la CRIIRAD https://balises.criirad.org/actu_guerre_Ukraine_2022.html et à celui de l’Association pour le Contrôle de la Radioactivité dans l’Ouest, le 25 février 2022 : https://www.acro.eu.org/lassociation/presentation/
[ii] RTE. Le réseau électrique Ukrainien est désormais connecté au réseau européen, 16 mars 2022.
[iii]Plusieurs sources rapportent qu’un employé récalcitrant serait décédé dans des conditions troubles, mais nous n’avons pas pu le vérifier.
[iv] Energoatom : Gestionnaire Ukrainien du parc nucléaire. Voir les images de la première à la quatrième minute de cette émission de LCI du 10 août : https://www.youtube.com/watch?v=q5MkrZOfVeU Voir également les mages du 18 août, filmées sur le vif par un membre du personnel : https://liveuamap.com/fr/2022/18-august-russians-placed-equipment-and-ammunition-directly
[v] Le dispositif de surveillance est constitué de 39 capteurs situés dans le périmètre de la centrale et à proximité. Informations tirées du communiqué de presse de la Criirad, le 8 aout 2022 à 17h.
[vi] The Press Free 19 août, https://thepressfree.com/centrale-nucleaire-de-zaporizhzhia-des-vehicules-russes-vus-a-linterieur-de-la-salle-des-turbines/
[vii] Vue satellite de la NASA : https://firms.modaps.eosdis.nasa.gov/map/#t:adv;d:2022-08-25;@34.7,47.5,12z
Remarques et commentaires
Concernant les bombardements de la centrale de Zaporijia, envahisseurs et agressés sont en permanence renvoyés dos à dos dans les médias. Certes, la communication de guerre est avant tout une propagande, mais il est horripilant de constater une énième fois la paresse et l’incompétence de certains journalistes qui se contentent d’une présentation symétrique des « motivations des uns et des autres » laquelle renvoie à l’increvable « juste milieu » des analphabètes de la pensée. Car enfin, il y a bien un occupant militaire qui n’a pas hésité à bombarder la centrale à plusieurs reprises dans la nuit du 4 mars pour en prendre le contrôle[i].
D’autre part, il faut replacer les évènements dans leur contexte global pour s’en faire une idée un peu plus juste et circonstanciée. L’ensemble de la population ukrainienne a déjà durement payé, dans sa chair, les suites du désastre soviétique de Tchernobyl. Qui oserait dire qu’elle l’a oublié ? Par ailleurs, il y a eu depuis six mois entre cinquante et cent mille morts de civils en Ukraine, selon les sources consultées. Les Ukrainiens seraient-ils prêts à en multiplier le nombre suite à un nouveau cataclysme nucléaire ? Dans ces conditions (et à l’aide d’informations vérifiées et recoupées), il faut faire la différence : l’armée russe se sert de cette centrale comme d’un bouclier et a stocké dans le bâtiment des turbines[ii] des réacteurs n°1 et 2 des véhicules militaires et des munitions, entre les réacteurs n°5 et 6 du matériel militaire[iii] et cinq cents hommes de troupe seraient déployés dans et autour de la centrale.
[i] URL de la caméra de vidéosurveillance : https://youtu.be/fYUT36YGOh8
[ii]The Insider (https://youtu.be/dQ_Gua00oiI site proche de l’opposition russe) a publié des images amplement relayées d’un déploiement de camions russes sur la centrale, cf. les notes 10 et 11. Nous avons comparé ces images avec d’autres vues prises « en temps de paix » à l’intérieur d’une salle des turbines. Cf. ce site : https://www.thedrive.com/the-war-zone/russian-military-vehicles-inside-sensitive-building-at-ukraine-nuke-plant
[iii] « Zaporijia : une centrale au cœur de la guerre », Le Monde du 28 août 2022.
Image satellite de Maxar Technologies publiée dans ISW. « Russian offensive campaign assessment, august 29, 2022 ». Coordonnées géographiques dans Google Maps : 47.513810883, 34.589179
Par ailleurs, étant donné les nombreux crimes de guerre déjà sciemment commis par l’armée russe depuis le 24 février 2022, ce qu’elle continue à faire chaque jour en bombardant les bâtiments d’habitation la nuit, à quelques heures d’intervalle afin d’empêcher les habitants qui en réchappent de trouver le sommeil[i] ; étant donné qu’elle a déjà montré, il y a vingt-trois ans à Grozny[ii], puis à Alep en 2015, de quels massacres de masse et crimes contre l’Humanité elle était capable, il ne fait pas de doute qu’elle puisse se servir du site nucléaire pour bombarder quotidiennement les villes de la rive opposée du Dniepr tenues par les ukrainiens. Que ceux-ci aient effectué des frappes de « drones suicides » Warmate, d’origine polonaise, notamment en visant les tentes militaires russes ci-dessous, ne change absolument rien au fond de l’affaire.
[i] Au 3 juillet 2022, les destructions sont estimées à : 44,8 millions de mètres carrés d'habitations ; 256 entreprises ; 656 institutions médicales ; 1177 institutions d'éducation ; 668 écoles maternelles ; 198 entrepôts ; 20 centres commerciaux ; 28 dépôts de pétrole ; 141 lieux religieux ; 203 bâtiments culturels ; 11 aéroports civils. Source : Wikiwand, https://www.wikiwand.com/fr/%C3%89conomie_de_l%27Ukraine
[ii] Rappelons également les cinq attentats de 1999 qui ont fait des centaines de morts en Russie et qui furent le prétexte au déclenchement de la 2e guerre de Tchétchénie. Le 25 janvier 2011, Hélène Blanc, chercheuse au CNRS et au Collège de France disait à ce propos sur France Inter : « Je crois qu'il faut se garder d'interpréter rapidement les attentats, par exemple de 1999, qui ont servi d'alibi à déclencher la seconde guerre de Tchétchénie. Eh bien il est aujourd'hui clair, ça ne l'était pas à l'époque bien entendu, mais maintenant nous savons que ces attentats n'étaient pas du tout l'œuvre des Tchétchènes auxquels on les a attribués, mais l'œuvre du FSB. D'ailleurs, il y a eu trois attentats au total dans différentes villes, mais la quatrième ville, Riazan, là le FSB [dont Poutine était le chef dès juillet 1998] a été pris la main dans le sac. Par la suite, on a su que non seulement le modus operandi n'était pas du tout dans l'habitude tchétchène, mais qu'en plus les explosifs n'étaient pas des explosifs tchétchènes mais bien des explosifs russes. Le FSB est capable de beaucoup de choses, y compris contre son peuple. »
Doc. Insider. Tentes militaires russes sur le site de la centrale en 2022. Pour comparaison avec novembre 2019, entrer les coordonnées : 47.508, 34.5888 sur Google Maps pour comparaison.
Les véhicules militaires sur le site de la centrale de Zaporijia
Comparaison des images vidéo avec les captures d’écrans sur Google Earth et Google Maps
Ci-dessous, la vidéo d’Insider (https://youtu.be/dQ_Gua00oiI) déjà citée montre la progression de véhicules militaires russes sur le site de la centrale, mais sans légende. On voit d’abord les camions passer un point de contrôle (carré de visée rouge), mais à la 9e seconde il y a une coupure : on ne voit pas que les camions tournent immédiatement à leur droite après le contrôle d’entrée. Ils vont ensuite se diriger vers le réacteur n°1.
Ci-dessous, dans la zone de visée rouge, on voit le camion qui est à l’angle du réacteur n°1. Sur sa droite, le petit bâtiment avec 3 cheminées abrite les groupes électrogènes des secours du R1.
Ci-dessous, le camion longe maintenant le bâtiment des turbines dont on voit l’entrée ouverte sur sa gauche. À droite, le dôme rouge du réacteur n°2.
Ci-dessous, un véhicule blindé MT-LB russe entre dans le bâtiment des turbines du réacteur n°1.
En nous basant sur des copies d’images satellite de Google Earth et Maps datant du 9 novembre 2019 (coordonnées : 47.50714658787, 34.58528483) nous avons reconstitué ci-après l’itinéraire des véhicules militaires russes. Sur chaque capture, on voit – sous la forme d’un petit carré blanc – le point de contrôle d’entrée du site (en haut à gauche ou en bas à droite). 35 m après, les véhicules ont tourné à droite. Ils sont passés sous deux constructions traversantes puis longé le réacteur n°1 sur leur gauche (dôme rouge). Ensuite ils ont tourné à gauche, entre le réacteur et le petit bâtiment rectangulaire des groupes électrogènes de secours. Ils ont longé le bâtiment des turbines attenant au réacteur et au bout à gauche, ils ont pénétré à l’intérieur de la salle des turbines.
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Une seconde vidéo (https://twitter.com/i/status/1560303702912733186) a été prise « en marchant » dans une salle des turbines identique à celle qui est ci-dessous. À l’évidence, l’appareil se balance…
Le « marcheur » vient du fond, il longe le flanc gauche (ici à droite) des turbines (en jaune) en se dirigeant vers nous.
Sur ces deux images (vidéo du marcheur ci-dessus et ci-dessous image de l’autre source « en temps de paix »), on peut voir la « rambarde de protection en tôle ondulée bleue ».
Dès la 6e seconde de la vidéo on reconnaît l’ossature métallique caractéristique de ce bâtiment des turbines et l’on voit également la construction gris clair et gris foncé qui est dans l’axe du générateur (au-dessus de la main gauche de l’observateur casqué) et qui apparaît à droite ci-dessous dans la vidéo du marcheur. Les cinq camions sont là avec le Z peint en blanc…
Membre de l’AIEA découvrant d’autres véhicules militaires russes dans la centrale de Zaporijia, le 2 sept. 2022. On les voit en faire le tour. Espérons qu’ils en inspecteront l’intérieur… https://t.me/DonbassDevushka/22372
« La perspective d’avoir à survivre en territoire contaminé ne peut être exclue
Dans les territoires contaminés par les dépôts de Tchernobyl, il est dangereux de s’occuper d’agriculture, il est dangereux d'arpenter les forêts, dangereux de pêcher le poisson, il est dangereux de consommer les denrées produites localement sans contrôler leur radioactivité, dangereux de boire le lait et même l’eau. Tout ce qui constituait depuis des millénaires la plus sûre et la plus fidèle des sources de vie – l’air, les eaux naturelles, les fleurs, les fruits de la terre, les forêts, les fleuves et les mers – tout cela est devenu en quelques jours source de danger pour l’homme et l’animal. La catastrophe ukrainienne nous l’a enseigné, il faut également prendre en compte les effets délétères sur la santé des « faibles doses », inhalées ou ingérées via l’alimentation, qui vont ensuite se fixer dans l’organisme et produire leurs effets des années plus tard » (extraits de l’appel de 2012 déjà cité).
« La porte du feu nucléaire est ouverte depuis le 24 février 2022 en Europe et à ce jour, elle n’a pas été refermée »[i].
Évidemment, lorsque survient une guerre industrielle, totale et à caractère génocidaire[ii] comme celle qui se déroule en ce moment sur le sol ukrainien et menace de déborder le cadre dans lequel les médias s’évertuent à l’enfermer quotidiennement, on est amené – ou bien à détourner le regard d’un champ de bataille ou des dizaines de milliers de cadavres sont en train de se décomposer – ou bien à se demander par quels enchaînements de faits, par quels glissements progressifs de la défense des intérêts des uns et des autres, cette guerre d’agression débutée en 2014, s’est ainsi aggravée.
Tenter d’en rendre compte entraîne une nécessité, celle de porter un regard rétrospectif sur ce qui s’est passé durant ces trois dernières décennies pour en arriver là. Ce qui suit n’en est qu’une esquisse, dans un domaine particulier, car elle vise à éclairer autant que faire se peut, les risques d’emploi des armes nucléaires dans la guerre en cours ; il y a là, on le verra, un danger réel et inédit, dont les dimensions sont contemporaines du fait que le monde est en train de changer, profondément. Il est même en plein bouleversement, ce qui, toute analogie simpliste mise à part, fait penser aux débuts du xxe siècle, car c’est bien d’une reconfiguration des rapports de forces entre impérialismes et de ses conséquences civilisationnelles dont il s’agit, ce qui nous avait déjà conduit à écrire que nous pourrions bien être confrontés à de multiples états d’exception (climatique, écologique, sanitaire, économique, sécuritaire…) combinés à un « totalitarisme démocratique »[iii] étendu en Occidentalie.
D’un point de vue plus restreint – disons plus socio-économique – on a vu s’installer depuis trois décennies une lutte acharnée qui s’approfondit entre capital étatsunien et capital chinois (mais pas qu’entre eux) et dont la dégénérescence en un conflit armé ne surviendra que lorsque les protagonistes se sentiront suffisamment forts pour l’engager ou inexorablement conduits à cette décision pour s’imposer. La nouveauté par rapport à la « Guerre de trente ans »[iv], c’est que la survie de l’Humanité et du vivant serait alors en cause.
Dans les deux premiers « Carnet de Guerre », nous avions esquissé une brève histoire des rapports de l’Otan et du pacte de Varsovie, rappelant les engagements des uns et des autres et revenant sur ce que nous estimons être un point de bascule fondamental de l’histoire contemporaine : « l’Anschluss de la RDA par le capital Ouest-allemand » qui constituait de fait « le point d’orgue de la contre révolution internationale des néolibéraux débutée en 1973 au Chili » et dont nous reparlons plus bas. Le troisième Carnet était entièrement consacré à l’analyse détaillée de ce qui se joue dans la centrale nucléaire de Zaporijia, une des dimensions nouvelles de cette guerre puisque le pays ne compte pas moins de quinze réacteurs[v].
Dans ce quatrième Carnet, nous analysons de plus près l’autre aspect nucléaire de cette guerre, à savoir le statut des armes nucléaires dites tactiques (ou non stratégiques), tel qu’il a évolué dans les doctrines états-unienne et russe, les changements induits depuis quelques années dans le domaine militaire et les répercussions que cela pourrait entraîner actuellement.
[i] Stéphane Audoin-Rouzeau, « L’Europe dans la tourmente », France Culture 11 juillet 2022. Audoin-Rouzeau qui disait déjà depuis mars « Nous n’avons pas pris la mesure de l’évènement guerrier qui vient de s’ouvrir » dans Médiapart du 15 mars 2022.
[ii] Termes empruntés à l’historiographie et sur lesquels nous reviendrons.
[iii] Concept défini dans plusieurs textes depuis 2013 in « Revue Ecologie et Politique » n°46 ou dans « Carnet de réclusion #1 » du 23 mars 2020.
[iv] 1914-1945. Concept emprunté aux historiens Eric Hobsbawm et Enzo Traverso.
[v] La mission de l’AIEA ne nous pas appris grand-chose sur le sujet. Le courage de son directeur Rafael Grossi aurait été de dire à Zaporijia : « Maintenant, nous sommes là et nous y resterons tant que la zone n’aura pas été démilitarisée », au lieu de faire un petit tour de 36 heures et puis de s’en aller.Que risquaient ce directeur et ses agents ? D'être expulsés de la centrale ? Imagine-t-on le retentissement international des images montrant les agents de l'AIEA se faire raccompagner hors de la zone occupée par l'armée russe ? Les choses auraient été un peu plus claires. Leurs vies, elles, n’étaient pas en danger, contrairement à celles des employés ukrainiens. Enfin, ils ont vu ce qu'on a bien voulu leur montrer et n’ont pas dû beaucoup insister pour examiner les sous-sols de la caserne des pompiers et du bâtiment de la police, transformées en salles de torture. Nous y reviendrons.
Des élargissements de l’Otan[i] aux manœuvres guerrières de part et d’autre
Le 9 février 1990 à Moscou, dans une phrase devenue célèbre depuis, le secrétaire d’état James Baker avait dit à Gorbatchev que : « les discussions entre les deux Allemagnes et les quatre forces d’occupation doivent garantir que l’Otan n’ira pas plus loin : sa juridiction militaire actuelle ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est »[ii]. Le lendemain, Helmut Kohl, affirmait à son tour : « Nous pensons que l’Otan ne devrait pas élargir sa portée ». Neuf ans plus tard, fin avril 1999, le plan d'action pour l'adhésion de nouveaux membres était adopté lors de son 15e sommet à Washington. La Pologne, la Hongrie, la République Tchèque rejoignaient l'organisation militaire et à partir de 2004, onze nouveaux membres étaient successivement intégrés[iii].
Lors de la conférence de Munich sur la sécurité en 2007, Poutine avait publiquement et clairement indiqué qu'il considérait l'élargissement de l'alliance Atlantique comme une provocation sérieuse qui réduisait le niveau de confiance mutuelle. C’est un fait, l'Otan s'est rapprochée de 1 200 kilomètres des frontières occidentales de la Russie depuis la fin de la guerre froide et la frontière lettone est à moins de 600 km de sa capitale.
En 1999 également, durant la guerre du Kosovo, l'Otan a participé au conflit par des bombardements massifs (trois cents par jour durant quatre mois !), sans avoir l'approbation du Conseil de sécurité et en violation des articles 5 et 6 de ses statuts qui précisent qu’elle n'est pas une structure offensive, mais défensive[iv]. D’autre part, depuis la fin de l’année 2001, l’organisation Atlantique a mené des opérations très largement en dehors de ses périmètres géographiques et légaux d’intervention, à savoir : en Afghanistan, en Mer Rouge, dans le golfe d’Aden, en Océan Indien et en Lybie.
De son côté, Poutine allait mener huit guerres entre la fin de 1999 et 2022. Pour le récapituler rapidement, il intègre l’administration présidentielle en mars 1997, juste après la première guerre contre la Tchétchénie. Pendant la période où il est chef du FSB – de juillet 1998 à décembre 1999 – se produisent les cinq attentats qui serviront de prétexte au déclenchement de la seconde guerre tchétchène afin de « laver l’affront » de la défaite précédente[v]. Il devient président de la Russie fin 1999, pendant le siège de Grozny. Les combats dévastèrent la capitale tchétchène au point qu’en 2003, les Nations unies la qualifièrent de « ville la plus détruite sur Terre ». En 2008, Poutine a mené une guerre éclair contre la Géorgie. En 2014, le Donbass et la Crimée étaient envahis, causant la mort de 18 000 personnes en huit années. À partir du 30 septembre 2015, l’État russe a commencé à se déployer militairement en Syrie[vi] afin de soutenir Bachar Al Assad et ses propres intérêts au Moyen-Orient. En 2016, après Grozny et avant Marioupol, Alep était réduite à un champ de ruines. En septembre 2020 une intervention de « maintien de la paix » dans le Haut-Karabakh avait lieu et en janvier 2022, l'armée russe est intervenue au Kazakhstan.
[i] Nous avons largement abordé cette question dans « Carnets de guerre #1 et #2 ». Cf. également, Philippe Descamps, Hélène Richard, « Quand la Russie rêvait d’Europe. L’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est», Le Monde Diplomatique, septembre 2018. Pour mémoire, le 1er juillet 1991, le Pacte de Varsovie était dissous et en octobre 1999, le dernier soldat russe quittait les trois États baltes.
[ii] Cf. Carnets de Guerre #1, Notes sur l’invasion russe de l’Ukraine.
[iii] Il s’agit de la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie ; en 2009 de l’Albanie et de la Croatie ; en 2017 du Monténégro et en 2020 de la Macédoine du Nord.
[iv]Après enquête,les États-unis ont admis avoir utilisé plus de 31 000 munitions d'uranium appauvri sur 112 sites identifiés. Les secteurs concernés par les frappes risquent d'être contaminés pour des milliers d'années, et il n’est pas exclu qu’il y ait des problèmes d'infiltration dans les nappes phréatiques. « L’uranium appauvri est un danger déclarent des chercheurs yougoslaves », l’OBS, 7 janvier 2001.
[v] C’est ce qu’expliquait en détail Hélène Blanc, chercheuse au CNRS et au Collège de France le 25 janvier 2011, sur France Inter.
[vi] C’est à partir de ce moment-là que la milice Wagner, créature paramilitaire du système Poutine fondée en 2014, fera parler d’elle. Cf. les 90 notes et références de Wikipédia à ce sujet.
Les traités de limitation des armes nucléaires sont devenus caducs
En fait, après avoir promulgué le « Patriot Act » à la fin du mois d’octobre 2001, l’administration états-unienne commençait à mettre en œuvre ce qui fut par la suite théorisé comme le « continuum de sécurité globale »[i]. Le 13 décembre suivant, les États-Unis se retirèrent unilatéralement du traité ABM (Anti Balistique Missile)[ii] qui limitait drastiquement l’emploi de ces armes nucléaires. George W Bush présenta ce retrait comme une première étape vers la mise au point et le déploiement d'un bouclier de défense anti-missiles destiné, selon lui, à protéger les États-Unis et ses alliés, dont la Russie ( ! ), d'une attaque de missiles tirés par des « États voyous », mentionnant notamment l'Iran, la Corée du Nord ou la Somalie... De fait, les anciens traités de maîtrise des armements nucléaires issus de la guerre froide et l'accord de Ciel ouvert[iii]entré en vigueur en 2002ont été remis en cause. Il ne reste à présent que le traité New Start.
Le 2 août 2019, les États-Unis sortaient officiellement du traité de limitation des Forces Nucléaires à portée Intermédiaire (INF en anglais)[iv] conclus en 1987, suivis par la Russie quelques mois plus tard. La route était libre pour une relance de la course aux armements. Dès le lendemain du retrait, le Pentagone publiait la photo du tir d’un nouveau missile Tomahawk suivi de deux autres essais de missiles sol/sol – l’ATACMS « upgraded » et le « Precise Strike Missile ». Un peu plus tard, cette même année,le Pentagone signalait le déploiement du Sous-marin Nucléaire Lanceurs d’Engins « USS Tennessee » avec des missiles Mer-Sol Balistique à têtenucléaire de 5 à 7 Kilotonnes de puissance, tandis que Poutine annonçait la mise au point par la Russie d’une panoplie de nouvelles armes stratégiques toutes réputées quasi impossibles à intercepter, et capables de frapper en n’importe quel point du globe[v].
[i] D’états d’exception en états d’urgence, les atteintes aux libertés fondamentales sont banalisées, renforcées et étendues en étant progressivement intégrées à la loi ordinaire. Ici même, les députés LRem Alice Thourot et Jean-Michel Fauvergue (ex chef du RAID) ont rédigé un rapport intitulé « D'un continuum de sécurité vers une sécurité globale », finalisé le 11 septembre 2018, qui donnera lieu au vote de la loi du 25 mai 2021.
[ii] Traité ABM signé à Moscou le 26 mai 1972, entre Washington et Moscou. Les Défenses ABM doivent être strictement fixes et terrestres ; ne pouvaient être déployés que 100 missiles et pour défendre un seul site.
[iii]Le 22 mai 2020, les Etats-Unis ont fait part, de leur décision de se retirer du traité « Open skies » signé par 35 pays. Il permettait de survoler les territoires des pays signataires afin de surveiller les mouvements militaires et les stocks d'armements.
[iv]Le traité INF entraînait l'élimination de tous les missiles de croisière et missiles balistiques, à charge conventionnelle ou nucléaire, états-uniens et soviétiques, lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5 500 km.
[v]Cela va du missile intercontinental « Sarmat » de 11 000 km de portée, au planeur hypersonique « Avangard » (Mach 20 à 25), à la torpille à propulsion nucléaire « Poséidon », en passant par différents missiles de croisière comme le « Bourevestnik-9M730 » subsonique mais de portée supérieure au tour de la planète, ou encore le missile hypersonique Kinzhal (Mach 10) porté par le MIG 31.
La nature « évolutive » des exercices annuels de l’Otan
Depuis 2013, les manœuvres annuelles de l’Otan sur la frontière orientale de l’Europe – de la Baltique à la Mer Noire – et les thèmes tactiques adoptés ont remis « en selle l’ennemi russe » : cette année-là, « Steadfast Jazz » fut une manœuvre impliquant 6 000 soldats des États membres de l’Otan en plus de ceux de la Finlande, de la Suède et de l’Ukraine. L’objectif était de « s’assurer que la force de réaction rapide serait prête à se déployer n’importe où et à faire face à quelque menace que ce soit ». En 2015 « Trident Juncture » engageait sur Terre, Air et Mer 36 000 participants de plus de trente pays.
Dans l’exercice « Anaconda » de 2016, une « union des rouges » envoyait ses « petits hommes verts » envahir une « union de pays bleus » (la Pologne et les pays Baltes). Les analogies employées par la soldatesque sont souvent assez grossières… Ce fut également le cas lorsque l’exercice de 2018, sur le même scénario, s’est appelé « Saber Strike » (Sabre, c’était le nom de code avec lequel l’Otan avait désigné les missiles Soviétiques SS 20 pendant les années 1980).
Finalement, dans le plan de l’exercice « Defender 2020 » prévu entre janvier et juin, le « concept de frappe nucléaire tactique de théâtre » fut mis en œuvre contre l’envahisseur de la Pologne et des États Baltes qui n’était plus désigné par la métaphore « l’Union des rouges » mais par son vrai nom : la Russie. Nous verrons que cela était en phase avec la nouvelle stratégie militaire états-unienne.
En 2013, Poutine s’engouffre dans la porte ouverte…
En août 2012, un mois après que le régime de Bachar el Assad ait reconnu posséder des armes chimiques, Barack Obama déclarait que l’utilisation de telles armes constituait « une ligne rouge » à ne pas franchir sous peine « d’énormes conséquences ». Lorsqu'en août 2013, 1 400 personnes dont 426 enfants décédaient suite à l’usage de gaz toxiques lors d'attaques dans la banlieue de Damas, Obama reculait piteusement. Poutine a ainsi trouvé la voie ouverte à une présence impériale en Syrie. Et Bachar a donc continué à se servir du chlore, ce qui fut le cas au moins à trois reprises en 2014 et 2015, sur des localités de la province d'Idleb, ce qu’une commission d'enquête de l'ONU a ensuite confirmé. On ne peut évidemment s’empêcher de rapprocher la reculade d’Obama – et de ses terribles suites pour les populations locales – de la spectaculaire défaite des Etats-unis en Afghanistan en août 2021, laquelle fut contemporaine des préparatifs militaires d’invasion de l’Ukraine par Poutine.
L’invasion de l’Ukraine en 2014 et les implantations de missiles US en 2016
Lorsque George W. Bush avait annoncé la sortie du traité ABM au profit d’un « bouclier anti-missiles » dont les premiers éléments devaient être déployés en Pologne et en République tchèque, cela fut assez vite contesté par la fédération de Russie qui y vit une invalidation de sa propre dissuasion nucléaire. En effet, ces missiles pouvaient tout aussi bien permettre des tirs défensifs sol-air – le « bouclier » de G. W. Bush – que des tirs offensifs sol-sol de missiles nucléaires vers le territoire russe. De fait, cela constituait une remise en cause de « sa capacité de frappe en second » et invalidait du même coup la stratégie dite de « dissuasion nucléaire » de la Russie. Les implantations de missiles du « bouclier » devaient finalement se concrétiser, d’abord en Roumanie en mai 2016, puis en 2018 en Pologne. Pour y répondre, les russes déployèrent alors leur système sol-sol Iskander dans l’enclave de Kaliningrad.
L’invasion du Donbass et l’annexion de la Crimée en 2014 furent un « coup de poker » minutieusement mis au point par le clan Poutine. Ceci dit, cette blitzkrieg fut d’autant plus facile à réaliser que les Européens ont détourné les yeux et se sont bouchés les oreilles afin de « sécuriser » leurs gigantesques investissements en Russie. Devant les opinions, ils ont continué à justifier leur attentisme par un dogme vieux de deux siècles : « continuons à faire du commerce avec les russes, ils progresseront vers notre modèle libéral ».
Ce vieux credo raciste[i] a particulièrement sévi en Allemagne depuis 1990, car ce capital voue une reconnaissance éternelle au pouvoir de Gorby (un sobriquet affectif particulièrement en vogue outre-Rhin) pour l’avoir laissé faire le casse du siècle en RDA, un Anschluss plus connu sous le nom de « réunification »[ii]. C’est également ce qui explique que, malgré les renseignements concordants et les images satellites à profusion, les européens ne voulaient toujours pas croire à l’invasion de l’Ukraine quelques jours avant qu’elle se produise. « Il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir » (dicton populaire).
[i] Une autre version de ce credo louait « la mission civilisatrice du capital »…
[ii] Les algarades de l’ancien chancelier socialiste Schroeder illustrent à merveille cette complicité du capital allemand avec son homologue russe, sans parler du véto imposé à la livraison de chars Léopard espagnols à l’Ukraine.
TOUT S’ACCELÈRE À PARTIR DE JUIN 2019
Le nucléaire dans la nouvelle stratégie militaire des USA
Le 11 juin 2019, l’état-major US publie un document intitulé « Nuclear Operations Joint Publication 3-72 »[i] qui précise le mode d’emploi de l’arme nucléaire dite tactique : « Integration of nuclear weapons employment with conventional and special operations forces is essential to the success of any mission or operation ». Cette nouvelle conception intègre d’emblée dans la confrontation militaire une dimension nucléaire conçue comme un « continuum de l’engagement conventionnel » avec l’emploi possible de charges nucléaires de faible puissance sur la ligne de front. Ce qui signifie que le nucléaire peut s’utiliser comme n’importe quelle arme dès lors que la cible est militaire et qu’obtenir la victoire l’impose, une évolution qui sera aussi celle de Moscou l’année suivante. Face aux armées chinoise ou russe, ce type d’engagement provoquerait vraisemblablement une riposte du même ordre, suivie d’une escalade nucléaire impliquant tous les membres de l’Otan, selon les implications de son article 5.
Autrement dit, si l’on rapproche cette nouvelle stratégie militaire des manœuvres annuelles de l’Otan[ii] et de ses implantations de missiles, on peut avancer qu’au moins depuis 2016, les Etats-Unis préparent, organisent et accoutument de facto les européens à l’éventualité d’une « bataille nucléaire de l’avant » contre la Russie – pour reprendre la terminologie de la guerre froide – sauf qu’à présent « le glacis » séparant l’Europe de l’Ouest de la Russie est réduit à l’Ukraine.
En outre, il ne faudrait pas négliger ceci : durant la « guerre froide », les affrontements entre blocs ne se sont pas déroulés en Europe pour de multiples raisons, mais ailleurs, sur ce qui fut alors appelé « des terrains secondaires ». Il se trouve qu’aujourd’hui l’affrontement principal est celui qui se joue entre les États-unis et la Chine en Asie-pacifique et que l’Europe est justement devenue une sorte de « terrain secondaire » dans ce face à face, de tous les points de vue : militaire, économique, politique.
Last but not least, du point de vue de la « dissuasion », la nouvelle stratégie états-unienne (puis russe, un an après) rend en grande partie caduque l’activation d’un « ultime avertissement unique » dont se prévalaient et se prévalent encore des pays dotés de l’arme nucléaire… Exit donc tous les arguments militaires qui soutenaient ladite « dissuasion nucléaire » depuis plus d’un demi-siècle.
Le texte de 2020, listant les « conditions déterminant la possibilité d’emploi de l’arme nucléaire »[i] (point 19), prévoit quatre circonstances :
- l’obtention « d’informations fiables sur le lancement de missiles balistiques attaquant le territoire russe et (ou) celui de ses alliés » ;
- la réalisation par l’adversaire « d’actes contre des sites étatiques ou militaires d’importance critique de la Fédération de Russie dont la mise hors de fonctionnement conduirait à compromettre la riposte des forces nucléaires » ;
- « l’emploi par l’adversaire d’armes nucléaires ou d’autres types d’armes de destruction massive contre le territoire de la Fédération de Russie et (ou) de ses alliés » ;
- « une agression contre la Fédération de Russie engageant des armements conventionnels, quand l’existence même de l’État est menacée »[ii].
Le 3 juillet 2021, durant ce qui s’est avéré être des préparatifs de guerre, Poutine a également signé une nouvelle stratégie de sécurité nationale qui se substitue à celle qui était en vigueur depuis 2015, laquelle envisageait encore comme possible le rétablissement d’une relation constructive avec les États-Unis et leurs alliés... Ce n’est plus le cas ici : la confrontation avec l’Occident serait appelée à durer, car ces pays seraient déterminés à affaiblir la Russie aux niveaux militaire, technologique, économique et « spirituel ». Une tentative « d’occidentalisation de la Russie », présentée comme en passe de réussir, serait en jeu[iii]. Il y est explicitement indiqué que des forces étrangères tenteront d’exploiter les difficultés internes de la Russie. En outre, à la différence du texte de 2015, l’UE n’est plus mentionnée dans ce texte, ce que les propositions de traité et d’accord de décembre 2021 – uniquement et ostensiblement adressés aux Etats-unis et à l’Otan – viendront entériner. En d’autres termes, le clan Poutine ne considère pas l’UE comme une puissance militaire, ce qui renforce malheureusement la possibilité de considérer l’Europe comme un « terrain secondaire d’affrontements », et que les Ukrainiens sont en train de vivre dans leur chair.
[i]Cyrille Bret, « Le recours à l'arme nucléaire, une étape crédible de la doctrine russe », Slate, 23 septembre 2022.
[ii] Isabelle Facon, Bruno Tertrais, « Les armes nucléaires tactiques et la sécurité de l’Europe », Fondation pour la Recherche Stratégique, n°3/2008.
[iii] Michel Duclos, « La stratégie de sécurité nationale russe 2021 : l’heure de la confrontation informationnelle », 26 juillet 2021.
C’est une guerre à « plusieurs dimensions nucléaires »
1- Poutine s’est autorisé à conduire des opérations offensives, des destructions et des crimes majeurs, abrité derrière ses capacités nucléaires stratégiques.
2- Le 24 février il évoquait, comme prétexte de l’agression, l’éventualité fantasmatique que l’Ukraine puisse se doter de l’arme nucléaire.
3- Le changement constitutionnel biélorusse du 15 mars 2022 autorise le déploiement d’armes nucléaires russes sur ce territoire.
4- Les opérations militaires autour et dans les centrales nucléaires ukrainiennes (Tchernobyl, Zaporijia) constituent de facto le brandissement d’une menace et d’un chantage historiquement inédits.
5- La nouvelle doctrine d’utilisation des armes nucléaires dans un conflit conventionnel la rend moins improbable.
6- Depuis le mois de février 2022, l’usage possible des armes nucléaires par le clan Poutine a été rappelé dans la douzaine de circonstances rappelées en annexe.
En outre, depuis l’invasion de l’Ukraine, les forces russes ont réalisé des frappes de Kalibr, d’Iskander et de Kinjal, systèmes à double usage, ce qui contribue à la persistance de la dimension nucléaire en toile de fond de cette guerre d’agression. Un autre de ces systèmes, le missile de croisière hypersonique Zircon, a fait l’objet de nouveaux tests depuis fin mai.
Dans sa déclaration du 24 février 2022, Poutine décrit la politique des États-Unis et de leurs alliés comme une « stratégie d’endiguement de la Russie, avec la constitution d’une anti-Russie sur ses territoires historiques contigus ». Évoquant les coopérations et manœuvres militaires de l’Otan, il présente le tout comme « une question de vie ou de mort, une question de notre avenir historique comme peuple… Une menace réelle non seulement pour nos intérêts, mais pour l’existence même de notre État, pour sa souveraineté. C’est cette même ligne rouge dont nous avons parlé sans cesse. Ils l’ont franchie ».
Une question importante se pose : Poutine et ses proches, arc-boutés sur la préservation de leur régime, ne seraient-ils pas enclins – dans une situation perçue comme critique, voire désespérée ou inacceptable – à confondre « l’existence de l’État » et la survie de leur propre régime pour user de l’arme nucléaire comme prévu par la doctrine de 2020 ? Autrement dit, quel est le risque que le chef du Kremlin emploie des armes nucléaires tactiques pour compenser ses échecs sur le terrain militaire en Ukraine (et garder la maîtrise de l’escalade dans son agression) ? Pour s’en faire une première idée, il est nécessaire de compléter cette question par une autre : que feraient les États-unis dans ce cas, étant donné que Poutine a tenu compte de leur attitude pour mener toutes ses offensives depuis 2013 ? Voici un début de réponse à cette question.
Le 10 février 2022, dans une interview à la chaîne NBC, Joe Biden avait déclaré qu'il n'enverrait pas de soldats, ne serait-ce que pour évacuer ses propres concitoyens bloqués en Ukraine. Lors de son discours sur l’état de l’Union le 1er mars, il a répété qu’il n’y aurait pas d’engagement des troupes états-uniennes pour deux raisons : d’une part afin d’éviter une escalade nucléaire avec la Russie, mais aussi – c’est nous qui transcrivons ses propos – parce que les États-Unis venaient de connaître une défaite cuisante en Afghanistan au mois d’août précédent. Comme en 2013, nul doute que Poutine aura reçu le message cinq sur cinq même si, dans sa tribune du 31 mai, Biden rectifiait le tir en affirmant : « Tout emploi d’armes nucléaires dans ce conflit, à quelque échelle que ce soit, serait totalement inacceptable à nos yeux et à ceux du reste du monde et entraînerait des conséquences sévères ». Mais ce dernier message est-il apparu comme suffisamment dissuasif et convaincant aux yeux du clan Poutine ? On peut en douter.
Par ailleurs, que disent les « géostratèges de plateaux »[i] ? Force est de constater tout d’abord qu’en décembre 2021, ils affirmaient tous en chœur que l’invasion russe était « hautement improbable » ; ils affirment encore à présent que Poutine ne s’aviserait pas d’utiliser l’arme nucléaire sachant « qu’il se mettrait ainsi à dos la communauté internationale, voire qu’il en deviendrait un paria ». La belle affaire, pour celui qui, sortant le 16 septembre de la conférence de Samarcande où étaient réunis les dirigeants chinois, indien, turc, iranien, savait déjà que son projet d’annexion des quatre provinces ukrainiennes – avec ses conséquences politiques, militaires et nucléaires possibles – ne serait pas soutenu par les membres de l’organisation de Coopération de Shangaï. Et en effet, Xi Jinping déclarait à cette occasion : « La Chine est disposée à travailler avec la Russie pour assumer sa responsabilité de grande puissance, jouer un rôle de premier plan et injecter de la stabilité et de l’énergie positive dans un monde parcouru par le chaos »[ii]. Une phrase typique de la novlangue bureaucratique du PCC qui plaçait Poutine en vassal turbulent. Narendra Modi, plus direct, envoyait : « Excellence, je sais que l’heure n’est pas à la guerre », tandis qu’Erdogan, lui aussi, prenait ses distances avec l’allié russe. Ce même 16 septembre, Biden déclarait sur un ton théâtral « Ne le faites pas, ne le faites pas, ne le faites pas, vous allez changer le visage de la guerre comme jamais depuis la seconde guerre mondiale », ce qui signifiait : n’utilisez pas l’arme atomique. Nous ne sommes pas des thuriféraires de l’impérialisme états-unien, mais force est de constater qu’ils sont bien renseignés (et pour cause…) et que, si Biden insiste sur l’utilisation possible de l’arme nucléaire tactique par Poutine, c’est qu’il a des raisons pour cela[iii].
Au lendemain du sommet de Samarcande, Poutine savait donc à quoi s’en tenir quant à la position diplomatique de ses alliés, et par conséquent il en avait déjà fait son deuil lorsque, quatre jours plus tard, avec son accord évidemment, les administrations d'occupation des territoires de Louhansk, Donetsk, Kherson et Zaporijjia, ont annoncé la tenue d'un référendum de rattachement à la Russie. Le lendemain 21 septembre, il signait un décret de mobilisation partielle (en fait un décret de mobilisation extensible), entérinant ainsi le fait que son opération de police devenait une guerre, mais qui plus est, une « guerre de défense contre l’Occident »[iv]. Quelques heures plus tard, Wang Wenbin, l'un des porte-paroles du ministère des Affaires étrangères chinois déclarait : « L'intégrité territoriale de tous les pays doit être respectée… La Chine appelle toutes les parties concernées à aplanir leurs différents par le dialogue et la consultation, et est prête à travailler avec la communauté internationale pour continuer à jouer un rôle constructif dans la désescalade de la situation ». Comme aux temps soviétiques, il est nécessaire de décoder le vocabulaire employé par le PCC ainsi que sa temporalité ; si les chinois ont aussitôt et publiquement réagi, ce qui n’est pas leur habitude, c’est qu’eux aussi ont de bonnes raisons pour cela.
Le dimanche 25 septembre, deux jours avant la proclamation des « pourcentages soviétiques » de réponses favorables au rattachement lors du référendum truqué, le conseiller états-unien à la sécurité nationale, Jake Sullivan déclarait : « Nous avons fait savoir au Kremlin, directement, en privé et à des niveaux très élevés, que toute utilisation d'armes nucléaires aurait des conséquences catastrophiques pour la Russie et que les États-Unis et leurs alliés répondront de manière décisive. Nous avons été clairs et précis sur ce que cela impliquerait ». Les remarques de Sullivan représentaient « le dernier avertissement états-unien » suite à la menace nucléaire à peine voilée faite par Poutine dans son discours du 21 et répétée par Lavrov, son ministre des Affaires étrangères qui déclarait que les régions annexées bénéficieraient d'une « protection complète ».
Le problème, c’est qu’au mois de juin 2022, des responsables influents de l'administration états-unienne « ont choisi d'informer les journalistes qu’en cas d’utilisation de l’arme nucléaire par le président russe Vladimir Poutine dans le cadre de son agression contre l'Ukraine, la réponse américaine serait presque certainement non nucléaire […] Le président [Biden] doit comprendre que de telles déclarations insouciantes, qui reflètent les espoirs naïfs de certains, mais ignorent les dures exigences de la sécurité dans un monde dangereux, se traduira par des catastrophes. Ils risquent d'encourager Poutine à briser le tabou nucléaire post-1945 » [v]. Si tel est le cas comme l’écrivent ces deux anciens hauts responsables, alors effectivement, une fois encore, Poutine aura reçu le message cinq sur cinq. Le 27 septembre, Dimitri Medvedev, qui est à l’heure actuelle vice-président du Conseil de sécurité, écrivait sur son compte Telegram que « la Russie a le droit de se défendre avec des armes nucléaires si elle est poussée au-delà de ses limites et ceci n'est certainement pas du bluff ».
Devant la répétition des menaces, il vint alors à la bouche de nos politologues de plateaux leur ultime argument : « Poutine ne décide pas tout seul, même si c’est lui qui donne l’ordre [du feu nucléaire] ». Certes, mais c’est bien mal connaître ce clan dont la loi est d’origine maffieuse : quiconque ne peut y appartenir qu’en ayant prouvé son absolue soumission et en sachant pertinemment que tout écart sera le dernier. D’ailleurs, dans le quatrième cercle, celui des oligarques et des responsables économiques, on dénombre une dizaine de suicidés depuis le début de l’année 2022. À bon entendeur, salut.
Enfin, nous terminerons par l’axiome qui constituera également le début du prochain « Carnet de guerre » (moins centré sur la question nucléaire) : pour de nombreuses raisons à développer,
Poutine en est à sa huitième guerre et n’a jamais accepté une défaite.
PS : Dans un discours excessivement guerrier tourné en très grande partie contre « l’Occident », Poutine a demandé aux Ukrainiens de déposer les armes, en faisant allusion aux quatre provinces récemment annexées.
[i] Membres de l’Institut de Relations Internationales et stratégiques ou de la Fondation pour la Recherche Stratégique.
[iii] Emission de CBS News 60 Minutes : https://www.cbsnews.com/news/president-joe-biden-vladimir-putin-60-minutes-2022-09-16/ . Cf. également les premières minutes de l’interview du Général Christian Quesnot, ex-chef d’état-major de Mitterrand et Chirac à ce sujet : « Général, pourquoi est-ce que tout d’un coup Biden dit n’envoyez pas d’armes chimiques ou nucléaire ? – Eh bien, c’est parce qu’il a un service de renseignement qui fonctionne bien (avec un petit sourire) et pense que Poutine envisage des frappes chimiques ou nucléaires tactiques ». https://www.youtube.com/watch?v=aGhfnu_iNTo
[iv]À ce stade de la guerre, on entrevoit bien que l’unique « compromis recevable » par Poutine – mais ô combien inadmissible pour les Ukrainiens – serait de garder sous sa coupe tous les territoires militairement annexés depuis 2014, de manière à pouvoir proclamer une victoire intermédiaire tout en continuant à grignoter peu à peu l’Ukraine.
[v] Eric S. Edelman (ancien ambassadeur et sous-secrétaire à la défense) and Franklin C. Miller (haut responsable de la politique nucléaire et du contrôle des armements au Pentagone), « Biden Is Trying to Deter Putin from Using Nukes. His Staff Isn’t Helping », The Bulwark, June 15, 2022.
Annexe. Les différentes menaces nucléaires russes en 2022
Le 19 février 2022, l’armée russe a organisé des exercices à composante nucléaire engageant les forces aérospatiales, le District militaire Sud, les forces de missiles stratégiques et les deux flottes nucléaires stratégiques (Nord et Pacifique). Poutine avait supervisé ces exercices en compagnie de son homologue biélorusse.
Le 21 février 2022, lors d’une réunion du Conseil de sécurité russe, le ministre de la Défense Choïgou avait avancé que l’Ukraine avait « beaucoup plus de capacités que l’Iran et la Corée du Nord » pour développer un arsenal nucléaire et qu’elle pourrait doter ses missiles Tochka-U de têtes nucléaires. Poutine avait repris cette fable selon laquelle l’Ukraine pourrait se munir d’armes nucléaires tactiques compte tenu « des savoir-faire et capacités hérités de l’URSS » mais aussi du « soutien technologique étranger » dont elle pourrait bénéficier dans une telle entreprise. Et d’estimer que la Russie ne pouvait « pas ne pas répondre à ce réel danger ».
Le 24 février 2022, Poutine s'est adressé à ceux « qui tenteraient d'interférer avec son armée qui doivent savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et conduira à des conséquences que vous n'avez encore jamais connues ».
Le 27 février 2022, le chef du Kremlin ordonna la mise en alerte des forces stratégiques russes, estimant que les « hauts responsables des principaux pays de l’Otan » venaient de faire des « déclarations agressives » contre la Russie.
Le 1er mars 2022, Sergueï Lavrov évoquait à Genève les plans de l’Ukraine pour se doter de son propre armement nucléaire car elle « disposerait encore de technologies nucléaires soviétiques et de vecteurs pour de telles armes », un projet qui « mettrait en cause l’effort international en faveur de la non-prolifération des armes de destruction massive »...
Le 27 avril 2022, Poutine évoquait une nouvelle fois, devant le parlement russe, les possibles tentatives de certains acteurs de s’impliquer dans le conflit, tentatives susceptibles, selon lui, de représenter « pour la Russie des menaces de nature stratégique inacceptables ».
Début mai 2022, les forces déployées à Kaliningrad ont procédé à des simulations de tirs de missiles Iskander et fin juin des avions et des missiles à « capacité duale » ont été déployés en Biélorussie.
Avec le réchauffement climatique qui est en train de s’accélérer, de nombreux terriens commencent à en sentir les effets désastreux… le monde tel que nous le connaissons est en train de s’effondrer et le monde futur apparaît très incertain. La littérature et le cinéma d’anticipation et de science-fiction nous ont toutefois déjà habitué au possible rebond de l’humanité suite aux diverses apocalypses possibles (hiver nucléaire, guerre biologique, catastrophe sanitaire, etc.). Sauf que ces centaines de romans et de films qui prédisent une suite optimiste à un effondrement de notre civilisation nous trompent : il n’y a pas de suite heureuse avec l’énergie nucléaire !
La pandémie de 2020 n’était pas grand-chose par rapport à ce qui pourrait arriver. Pourtant, rien qu’avec elle, le personnel des centrales nucléaires françaises a déjà été mis à l’épreuve. Certes, le plan pandémie, fondé sur des scénarios très pénalisants, a permis de tourner dans les centrales avec 25 % des effectifs absents pendant douze semaines, ou avec 40 % d’absents pendant trois semaines. Certaines centrales, comme celle de Flamanville, ont même tourné avec seulement 12 % des effectifs habituels. Mais que se passerait-il si aucun agent ne pouvait assurer son travail en cas de pandémie plus sévère, ou en cas d’impossibilité physique d’accéder à une centrale suite par exemple à un tremblement de terre, ou en cas d’absence d’alimentation électrique plus longue que la durée de vie des dispositifs de secours ?
Et que se passerait-il si plusieurs évènements arrivaient en même temps ? Une tempête, un tremblement de terre et une erreur humaine ? Une pandémie, une sécheresse et un crash d’avion de ligne sur une piscine de combustible ? Une inondation, une guerre et une panne électrique ? Un incendie, un attentat terroriste et un défaut de refroidissement ? Malheureusement, nos gouvernements ne le prévoient pas. On le sait maintenant, une centrale nucléaire peut être attaquée et occupée durant une guerre, une rivière censée refroidir des réacteurs peut être asséchée, un feu de forêt peut menacer une centrale, un pilote d’avion peut décider de se suicider en faisant tomber son avion où il veut, une pandémie peut décimer des équipes complètes de techniciens.
Eh bien, les accidents viennent toujours d’un cumul de problèmes qu’on n’avait pas imaginés se produire en même temps. Ces derniers temps, les ennuis sur cette planète ayant une fâcheuse tendance à s’accumuler mondialement, je m’inquiète. Évidemment le réchauffement climatique m’effraie mais, bien que je sois optimiste par nature, je m’inquiète également du monde d’après. Le nucléaire, contrairement à ce que le lobby politico-atomique essaie de nous faire croire, ne sera jamais la solution pour contrer le réchauffement climatique – il faudrait construire des milliers de réacteurs pour soi-disant produire moins de CO2 d’ici une douzaine d’années en considérant qu’elles fonctionnent sans problème – mais pire, le nucléaire risque de produire une fin tragique au vivant sur l’ensemble de la planète.
En effet, que se passe-t-il quand il n’y a personne pour s’occuper d’une centrale nucléaire en activité ou quand on en perd le contrôle d’une manière ou d’une autre ? Il y a malheureusement l’exemple de Fukushima : l’absence de refroidissement produit des explosions d’hydrogène qui endommagent les cuves de confinement et produisent des pollutions atmosphériques massives et irréversibles. L’absence de refroidissement d’un réacteur peut produire aussi l’explosion de la cuve contenant le combustible, comme à Tchernobyl. Il y a plus de 400 réacteurs nucléaires dans le monde. Est-ce qu’une catastrophe mondiale pourrait mettre en péril le refroidissement de ces 400 réacteurs en même temps ? Dans le cas d’une pandémie sévère, c’est effectivement possible. Et d’autres configurations d’évènements peuvent également produire cette possibilité.
En plus des réacteurs, il y a les piscines de refroidissement. Il y en a généralement une par réacteur, pour refroidir les barres de combustibles très chaudes après leur utilisation, et d’autres plus grandes pour refroidir, sur le long terme, le stock important de combustible usé. À Fukushima Daiichi par exemple, il y a 6 réacteurs, 6 piscines de réacteur et une piscine commune de plus grande capacité. En France, on a choisi de rassembler tous les combustibles usés pour le stockage à long terme à la Hague. Cet immense site de stockage a une capacité de 10 000 tonnes de combustible, soit environ 50 fois le combustible qu’il y avait dans le réacteur n°4 de Tchernobyl avant son explosion.
Pourquoi je parle des piscines ? Tout simplement parce qu’elles sont aussi dangereuses – voire plus dangereuses car elles n’ont pas d’enceinte de confinement – que les réacteurs en eux-mêmes car quoi qu’il arrive, il faut être en mesure de refroidir l’eau. En cas de non refroidissement, l’eau peut s’évaporer en quelques jours à quelques semaines selon la chaleur des barres et le zirconium des gaines de combustible peut s'enflammer spontanément vers les 800°C. Un incendie de combustible usé pourrait ressembler à un front de combustion qui avance sur les barres comme on le voit par exemple dans un incendie de forêt ou en pyrotechnie avec les cierges magiques. Sauf que cet incendie larguerait dans l’atmosphère des radionucléides très toxiques comme le plutonium, le strontium, le césium, etc.
Pour bien montrer la dangerosité d’un incendie de combustible et du fait que les nucléocrates en ont bien conscience, il faut se souvenir de ce qui s’est passé le 16 mars 2011 lors de l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi : les Étatsuniens ont demandé à leurs ressortissants de s’éloigner à au moins 80 km de la centrale car ils craignaient un incendie de combustible de la piscine du réacteur n° 4. Pour les 444 réacteurs nucléaires opérationnels dans le monde (source AIEA, septembre 2021), il doit y avoir autant de piscines de désactivation, ce qui fait en ajoutant les sites de stockage sur le long terme, environ 900 sites nucléaires dans le monde qui doivent être surveillés 24 h sur 24 et dont les combustibles doivent impérativement être refroidis en permanence.
J’alerte donc sur le fait qu’il faudrait mieux prévoir une transition énergétique rapide vers les énergies renouvelables qui, même si elles ont toutes un impact néfaste à un moment ou à un autre sur notre écosystème, permettent de voir un avenir au vivant sur cette terre. J’alerte sur le fait qu’une centrale nucléaire ne s’arrête pas avec un interrupteur, qu’il faut prévoir les choses très longtemps à l’avance. Le combustible atomique, une fois utilisé, reste chaud durant des années et il est impératif de le refroidir en continu. Comment fait-on s’il n’y a plus assez d’eau dans les rivières ? Devra-t-on un jour les refroidir avec de l’eau potable nécessaire à notre survie ? Comment fait-on si la source d’énergie nécessaire à faire fonctionner les pompes n’existe plus ?
J’alerte sur le fait qu’il faut arrêter les centrales nucléaires au plus tôt pour arrêter de produire des combustibles à refroidir, qu’il faut prévoir et construire des centres de refroidissement du combustible sécurisés contre les guerres, les attentats et les chutes d’avion, avec des sources de refroidissement redondantes. J’alerte sur le fait qu’un centre d’enfouissement des déchets nucléaires à 500 m sous terre n’est pas une solution à long terme vu le risque d’explosion et d’incendie sur ce genre de matière en milieu confiné. Si un incendie radioactif se produit dans un souterrain, personne ne sera volontaire pour aller l’éteindre et ses fumées mortelles arriveront toujours en surface par les cheminées d’aération. J’alerte sur le fait qu’il faut trouver des solutions responsables tout en respectant les générations futures.
J’alerte sur le fait que mettre les combustibles dans des piscines sous des hangars en tôle n’est pas non plus une solution à long terme. Je redis encore une fois qu’une piscine de combustible, si elle n’est pas refroidie, conduit à la même catastrophe que Tchernobyl : l’eau s’évapore et le combustible finit par s’enflammer à l’air libre en libérant des tonnes de radionucléides dans l’atmosphère. J’alerte sur le fait qu’un ou plusieurs évènements concomitants mondiaux imprévus impactant la possibilité de s’occuper correctement des centrales nucléaires et des piscines de refroidissement pourra conduire à des catastrophes nucléaires en chaine dans les centaines de sites existants et rendre la terre invivable pour des dizaines de milliers d’années.
J’invite les ingénieurs des entreprises productrices d’électricité nucléaires à réfléchir urgemment à ces questions pour trouver des solutions en faisant preuve d’innovation dans les techniques du refroidissement à sec, et les gouvernements à prendre la décision d’arrêter suffisamment tôt les centrales nucléaires avant qu’il ne soit trop tard. J’alerte la population à prendre conscience de ces avenirs possibles ou infernaux et à faire pression sur les décideurs pour changer de cap tant qu’il en est encore temps.
Pierre Fetet
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En savoir plus
- À propos du danger des feux de piscine, lire l’exposé de Robert Alvarez, chercheur à Institute for Policy Studies :
« Piscines de combustible nucléaire usé et déchets radioactifs », in Collectif, Les conséquences médicales et écologiques de l'accident nucléaire de Fukushima, Actes du symposium de New York des 11 et 12 mars 2013, Éditions de Fukushima, 2021, p. 272-792.
Depuis quelques années, la Nuclear Regulation Authority, autorité de sûreté nucléaire du Japon communément appelée NRA, mène une enquête approfondie dans les réacteurs nucléaires de la centrale de Fukushima Daiichi. Régulièrement, dans un souci de transparence et au grand dam de Tepco qui n’aime pas montrer ses ruines, elle publie des vidéos montrant les investigations courageuses effectuées au sein des bâtiments réacteurs radioactifs qui ont pour but de documenter la catastrophe en image, de mesurer la radioactivité de chaque recoin et de chaque tuyau. C’est un travail de longue haleine qui conduit à des analyses et de longues discussions d’experts diffusées également sur la chaîne youtube de la NRA.
Les 25 et 26 novembre 2021, les enquêteurs ont visité successivement le rez-de-chaussée (niveau 1F) du bâtiment réacteur 3 et les niveaux 3F et 4F du bâtiment réacteur 1.
Au BR3, les images montrent beaucoup de dégâts, des gravats, des flaques d’eau. L’explosion de ce bâtiment a été la plus spectaculaire et la plus destructrice. C’est sans doute pourquoi les agents de la NRA ne visitent que le rez-de-chaussée. L’un d’eux essaie de monter à l’étage mais il redescend très vite, sans doute à cause d’une trop forte radioactivité.
Au BR1, la visite commence au rez-de-chaussée (1F). Les enquêteurs passent dans des couloirs protégés par des cloisons en plastique puis accèdent au 2e étage (3F) en empruntant un escalier. On voit régulièrement des flaques d’eau au sol. Ils passent ensuite au 2e (3F) puis au 3e étage (4F) par un escalier encombré de gravats. À ce niveau, on voit le ciel car le plafond (qui était aussi le plancher de la surface technique) est effondré sur une grande partie. Des poutres métalliques qui portaient la toiture sont également visibles dans le trou béant.
Puis ils redescendent au 2e étage (3F) pour accéder, via un secteur très bruyant, à un autre escalier (à 12 :40) menant au 3e (4F). On y voit alors des cuves de couleur rouge ayant perdu une partie de leur isolation, juste à côté du sas d’accès matériel.
Pour leurs prises de mesures, Ils insistent beaucoup sur toutes les tuyauteries, probablement afin de comprendre par où les radionucléides se sont déplacés dans tout le bâtiment lors de l’explosion.
En attendant le résultat de ces mesures et les conclusions de cette gigantesque enquête, on peut lire l’excellent dossier de Simply Info réalisé à l’occasion du 11ème anniversaire de la catastrophe (pour les anglophones) ou l’encore plus complet bilan chiffré de l’ACRO en ligne depuis le 10ème anniversaire.
Pierre Fetet
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Dossier photographique des BR1 et BR3 (captures d’écran des vidéos)
Vidéos de la NRA en bas de page
Gravats issus de l'explosion du 14 mars 2011 (BR3)
Matériel détruit (BR3)
Linteau de porte endommagé (BR3)
Tuyaux corrodés (BR3)
Escalier d'accès au sous-sol (BR3)
Corrosion (BR3)
Tuyauteries intactes (BR3)
Chaussures abandonnées (BR3)
Matériel endommagé (BR3)
Salle ayant subi peu de dégâts
Trou béant dans le plafond du niveau 4 (BR1)
Gravats issus de l'explosion du 12 mars 2011 (BR1)
Poutres de la toiture tombées au niveau 4 (BR1)
Plafond du niveau 4 (BR1)
Trappe soulevée par le souffle de l'explosion (BR1)
Ian Fairlie, consultant indépendant sur la radioactivité dans l’environnement (https://www.ianfairlie.org), présente dans un récent article intitulé « The Hazards of tritium » les caractéristiques singulières de l’hydrogène radioactif ou tritium (3H). En s’appuyant sur les conclusions de nombreuses études, l’auteur explique comment le tritium, sous ses trois formes (tritium gazeux, eau ou vapeur d’eau tritiée, tritium organique), présente des risques sanitaires largement sous-estimés, qui devraient conduire les autorités de la protection radiologique à prendre des mesures de protection plus strictes pour les populations vivant dans la proximité des centrales nucléaires.
Concernant le projet du Japon de rejet à l’océan de plus de 1,25 million de mètres cubes d’eau tritiée (par ailleurs contaminée par d’autres radioéléments), de façon chronique pendant plus de vingt ans, cet article nous alerte indirectement sur les risques de pollution marine irrémédiable à Fukushima, par le TOL (tritium organiquement lié ou encore OBT en anglais).
Micro-organismes, algues, petits poissons et leurs prédateurs, voire amateurs de fruits de mer…
N’est-ce pas au final une menace de contamination de l’ensemble du vivant à travers la chaîne alimentaire, qui menace à Fukushima ?
Le Japon communique régulièrement que la dilution de l’eau tritiée rendra les rejets inoffensifs, « 16 grammes en tout et pour tout soit une cuillère à soupe » dit le METI ! ou encore que le seuil du tritium dilué sera bien inférieur au seuil pour l’eau potable…
Ne soyons pas dupe de ces éléments de communication : la comparaison entre l’eau potable et l’océan ne fait pas sens, tout seuil est arbitraire, la radioactivité s’accumule et pollue.
Quelle sera la nocivité du tritium dans l’océan ? Malformations, raréfaction de certaines ressources halieutiques ? pendant combien de temps ? Aujourd’hui, nul ne peut le dire.
En France, suite aux rejets de l’installation nucléaire de La Hague, l’éventualité d’une bio-accumulation du tritium organique dans certaines espèces est aujourd’hui sous surveillance, tandis que la recherche sur les effets du tritium sur le vivant est en panne et que le Livre blanc du tritium (ASN) * appelle à poursuivre les recherches…
Souhaitons que les voix conjuguées des si nombreux pays fortement opposés à ce projet de pollution massive de l’océan à Fukushima fassent que le Japon y renonce, avant qu’il ne soit trop tard !
Evelyne Genoulaz
* Livre blanc du tritium 2010 (mise à jour février 2022) pp 188-189.
-oOo-
The Hazards of tritium, 13 mars 2020. Dr Ian FAIRLIE. Source : https://www.ianfairlie.org/news/the-hazards-of-tritium/. Traduction en français, surlignement en gras et italiques : Evelyne Genoulaz. Traduction éditée avec l'autorisation de l'auteur.
LES DANGERS DU TRITIUM
Dr Ian FAIRLIE
Résumé
Les installations nucléaires émettent de très grandes quantités de tritium (3H), l'isotope radioactif de l'hydrogène. Preuve est faite, dans un grand nombre d'études portant sur les cellules, les animaux ou encore la théorie de la biologie des rayonnements, que le tritium est plus dangereux que les rayons gamma ainsi que la plupart des rayons X. Cependant, la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR) continue de sous-estimer le danger du tritium en recommandant un facteur de pondération du rayonnement (wR) de 1 pour les émissions de ses particules bêta. Or, le taux d'échange moléculaire exceptionnellement élevé du tritium avec les atomes d'hydrogène des molécules adjacentes le rend extrêmement mobile dans l'environnement. Si l’on ajoute à cela que la forme la plus courante du tritium c’est l'eau, donc une eau radioactive, cela signifie que, lorsque le tritium est émis par les installations nucléaires, il contamine rapidement tout le biote dans les zones adjacentes. Le tritium se lie aux matières organiques pour former du tritium organiquement lié (TOL) dont le temps de résidence dans les tissus et les organes est long, ce qui le rend plus radiotoxique que l'eau tritiée (HTO). Des études épidémiologiques font état de l'augmentation des cancers et des malformations congénitales à proximité d’installations nucléaires. Il est recommandé que les exploitants et les scientifiques du secteur nucléaire soient correctement informés des dangers du tritium ; que les facteurs de sécurité du tritium soient renforcés ; et qu'un schéma des dangers des radionucléides courants soit établi.
Sommaire
1. Introduction générale
2. Les multiples dangers du tritium
3. L’échange moléculaire
4. Modalités de l’exposition au tritium
5. Le tritium organiquement lié (TOL)
6. Longévité du TOL dans l'environnement
7. Evaluation des risques
8. Épidémiologie
9. L’abus des tests de signification statistique
10. Recommandations
11. Références
1. Introduction générale
Ce rapport se veut un résumé de l’état des connaissances sur les effets biologiques et sanitaires de l’exposition au tritium et commente les risques encourus par les personnes vivant dans la proximité d’installations nucléaires. Il s'appuie principalement sur des travaux antérieurs concernant les installations nucléaires canadiennes, en raison de la disponibilité de données canadiennes. Toutefois, ses conclusions sont largement applicables à l’ensemble des installations nucléaires, car les discussions s’attachent aux concentrations plutôt qu’à des quantités spécifiques.
Le tritium est l'isotope radioactif de l’hydrogène, sa demi-vie est de 12,3 ans. Il se désintègre en émettant une particule bêta d'une énergie maximale de 18,7 keV et d'une énergie moyenne de 5,7 keV (Okada, 1993). Le libre parcours de la particule bêta de désintégration du tritium dans les tissus est d'environ 0,6 µm en moyenne, soit le diamètre d'un chromosome humain. On le trouve dans l’environnement principalement sous les formes de tritium gazeux (HT) ou d'eau radioactive (HTO). La demi-vie biologique du HTO chez l'homme est d'environ 10 jours, mais peut être raccourcie par une diurèse forcée. Les demi-vies biologiques du TOL dépendent de l'atome (par exemple C, N ou P) auquel le tritium est lié, et de la longévité de sa molécule organique, par exemple l'ADN et l'ARN sont fortement conservés. Dans les zones éloignées d’installations nucléaires, les niveaux de fond du tritium dans l'eau vont de 2 à 5 becquerels (Bq) par litre, principalement un résidu des essais atomiques dans l’atmosphère, au cours des années 1950 & 1960.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, le tritium était souvent considéré comme un nucléide "faible". Cette attitude a changé après la publication du rapport CERRIE sur les émetteurs internes en 2004, le tritium étant l'émetteur interne le plus couramment rencontré. Suite au rapport CERRIE ont été publiés des rapports importants sur le tritium, par les agences de radioprotection du Royaume-Uni (AGIR, 2008), du Canada (CNSC, 2010a ; 2010b) et de la France (ASN, 2010). En outre, l'Institut français de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire a publié six rapports sur le tritium (IRSN, 2010a ; 2010b ; 2010c ; 2010d ; 2010e ; 2010f).
Ces rapports soulignent notamment que les expositions au tritium ont pour effet des doses de rayonnement interne dont les estimations sont difficiles car elles comportent des incertitudes importantes – voire très importantes – susceptibles de les rendre peu fiables.
Le rapport le plus complet sur le tritium a été publié par le Groupe Consultatif supérieur sur les Rayonnements Ionisants, du gouvernement britannique (AGIR, 2008). Ce rapport indiquait sans hésitation qu’il fallait multiplier par deux le danger du tritium (à savoir son « efficacité biologique relative » ou EBR). Un projet de rapport (2006) de l’EPA, l’Agence de Protection de l’Environnement américaine, recommandait que l’on multiplie son EBR par un facteur 2,5. D'autres scientifiques (Fairlie, 2008 ; Fairlie, 2007a ; Fairlie, 2007b ; Melintescu et al, 2007 ; Makhijani et al, 2006) ont présenté des preuves d’une radiotoxicité du tritium encore plus élevée.
2. Ces rapports ont dans leur ensemble attiré l'attention sur les diverses propriétés du tritium qui en font un radionucléide à la dangerosité inhabituelle.
Il s'agit notamment de :
Une demi-vie relativement longue de 12,3 ans,
sa mobilité et son cycle sous forme d'eau radioactive dans la biosphère,
ses multiples voies d'accès à l’homme,
la capacité à s'échanger instantanément avec les atomes d’Hydrogène dans les substances adjacentes,
son efficacité biologique relative (EBR) relativement élevée de 2 à 3,
sa propension à se lier aux constituants cellulaires pour former du tritium organiquement lié (TOL) avec une distribution hétérogène chez l’homme et
la courte portée de sa particule bêta, ce qui signifie que les dommages causés dépendentavant tout de sa localisation dans les molécules cellulaires, y compris dans l’ADN.
sous la forme d'oxyde, le tritium n'est généralement pas détecté par les instruments couramment utilisés dans les études (Okada et al, 1993) et
sous sa forme gazeuse, le tritium se diffuse à travers la plupart des conteneurs, y compris ceux qui sont en acier, en aluminium, en béton ou en plastique.
En somme, le tritium présente de nombreux défis à la dosimétrie conventionnelle ou pour l'évaluation des risques sanitaires. Plusieurs rapports très récents attestent néanmoins d’une faible sensibilisation aux problèmes posés par le tritium.
3. L’échange moléculaire
De nombreux rapports font une distinction entre les émissions de tritium gazeux (HT) et celles de vapeur d'eau tritiée (HTO). Mais en définitive, dans l’environnement les atomes de tritium s'échangent rapidement avec les atomes d’hydrogène stables de l’eau ou de vapeur d’eau, par le phénomène de l’échange moléculaire. C’est pourquoi il convient de traiter tous les rejets de tritium comme des HTO. C’est d’ailleurs la pratique couramment décrite dans les rapports de l'industrie (par exemple Davis et al, 1997).
Ce mécanisme de transfert rapide est un indicateur important car la vapeur d’eau tritiée (HTO) est plus radiotoxique que le tritium gazeux. En termes de doses-limite annuelles, la vapeur d’eau tritiée dans l’atmosphère est considérée comme 25 000 fois plus dangereuse que le tritium gazeux (CIPR, 1979) en partie parce que le corps absorbe avidement l'eau mais pas l’hydrogène gazeux.
Pour détailler plus avant, dans la matière tous les atomes engagent des réactions d'échange à différents degrés avec les atomes similaires de molécules adjacentes. C’est ainsi que les atomes de tritium (gaz ou vapeur d’eau) échangent leur position avec des atomes d’hydrogène stables dans l'environnement, dans l'hydrosphère ou dans le biote, y compris chez l’homme. H et T, les plus petits atomes, jouent un rôle prépondérant dans ces réactions d’échange qui sont très rapides, de l’ordre en moyenne de 10-15 secondes.
Comme dans l’environnement la substance la plus courante contenant de l'hydrogène est l'eau elle-même, dans les émissions d’hydrogène gazeux, le tritium se transforme très rapidement en vapeur d’eau tritiée. En pratique, les eaux de surface et le biote se trouvant sous le vent, à savoir toutes les plantes, les animaux et les hommes, subissent un niveau de contamination en tritiuméquivalant au niveau de la concentration en tritium dans l'atmosphère. Ce serait le cas par exemple, aussi bien des légumes ou des fruits se trouvant sur les étals des marchés que dans les magasins (Inoue, 1993).
4. De quelle façon sommes-nous exposés au tritium ?
Examinons ce qu’il se passe concrètement lorsque du tritium est émis par les installations nucléaires, qu’il s’agisse de vapeur d'eau ou de tritium gazeux. Il emprunte de multiples voies environnementales (panaches de vapeur, rivières, cultures, etc.) pour atteindre l'homme. C’est ainsi que son absorption par l'homme se fait par absorption cutanée, inhalation de vapeur d'eau contaminée, ou par ingestion d'aliments ou d'eau contaminés.
Lorsque le tritium pénètre dans l'organisme, il est facilement absorbé grâce aux mécanismes d'échange, aux réactions métaboliques et à travers la croissance cellulaire. Plus de 60 % des atomes de l'organisme sont des atomes d'hydrogène et chaque jour, 5 % d'entre eux environ sont entraînés dans les réactions métaboliques et la prolifération cellulaire.
Il en résulte qu'une partie du tritium absorbé se fixe aux lipides, aux glucides, aux protéines et aux nucléoprotéines telles que l'ADN et l'ARN. C’est ce qu’on désigne du nom de tritium organiquement lié (TOL) et dont il sera question ci-après.
Ces propriétés inhabituelles donnent à penser que le tritium devrait être considéré comme dangereux par les autorités chargées de la radioprotection. Malheureusement, ce n'est pas le cas. Les propriétés inhabituelles du tritium ne sont pas du tout reconnues par la CIPR et les autorités nationales qui s'inspirent de la CIPR. Et il n'existe actuellement malheureusement aucun indice international de danger pour les radionucléides, bien qu'un indice ait été proposé (Kirchner, 1990).
Une autre controverse porte sur le fait que la CIPR continue de recommander un facteur de pondération radiologique (wR) de 1 pour le tritium, en dépit de nombreuses preuves (Fairlie, 2007a) montrant qu'il faudrait doubler voire tripler ce facteur. Et ce débat dure depuis plus de soixante ans. Or, il faut avoir à l'esprit que la CIPR, nonobstant son titre, n'est pas un organisme officiel mais une association privée. Dans le passé, on a parfois critiqué ses interprétations scientifiques (par exemple Shrader-Frechette, 1985). Et bien qu'elle ait depuis adopté une attitude plus ouverte, néanmoins sur des questions cruciales comme la dose collective, la dosimétrie interne ou l'EBR du tritium, elle reste principalement soucieuse de la protection des intérêts de ses membres plutôt que de ceux du grand public.
Il semble que des considérations non scientifiques jouent un rôle dans les politiques de la CIPR sur le tritium, notamment en ce qui concerne les usines de production d'armes nucléaires dans le passé, les centrales nucléaires à l'heure actuelle et les installations de fusion proposées à l’avenir.
5. Le cas du tritium organiquement lié (TOL)
Le TOL se distribue de manière non uniforme et il est retenu pendant des périodes plus longues que l'eau tritiée. Les modèles dosimétriques de la CIPR pour le tritium supposent le contraire, à savoir que le tritium serait distribué de manière homogène dans les tissus/organes sous forme d'eau tritiée (HTO) et serait rapidement excrété.
Or, le problème c’est que les expositions dues au TOL sont généralement plus élevées que celles dues à l’eau tritiée (HTO). Plus longtemps les personnes seront exposées aux émissions d'eau tritiée, plus leurs niveaux de TOL vont augmenter jusqu'à ce que, dans le cas d'expositions durant des années, des équilibres s'établissent entre les niveaux de HTO et de TOL. Là encore, les modèles dosimétriques de la CIPR partent du principe inverse : seules des expositions uniques sont prises en compte, de sorte que leurs estimations des niveaux de TOL restent faibles.
On peut détecter le Tritium organiquement lié (TOL) dans la plupart des matières organiques tels les plantes, les animaux et les sols à proximité d’installations nucléaires. La forme non échangeable du TOL, c'est-à-dire l’isotope radioactif lié aux atomes de carbone, est principalement produite par la photosynthèse chez les plantes et par les processus métaboliques chez les animaux. Une deuxième forme de TOL, appelée TOL échangeable, est liée de manière plus lâche aux atomes de P, N et S. Pour tout dire, le comportement du TOLdans l’environnement sous ces deux formes n'est pas encore bien compris car il est distribué de manière très hétérogène dans les écosystèmes naturels.
Il est néanmoins reconnu qu’il est plus pertinent de s’intéresser au TOL plutôt qu’à l'eau tritiée si l’on veut comprendre le comportement du tritium (Kim et al., 2013), en partie parce que les mesures du TOL donnent une représentation plus précise du tritium dans l'environnement en raison de son temps de rétention plus long que celui de l’eau tritiée (Kim et Roche, 2012).
Le TOL peut s’incorporer dans tous les composés biochimiques, y compris les acides aminés, les sucres, les amidons, les lipides et les éléments qui structurent la cellule.
Il présente de fait un temps de rétention plus long que l'eau tritiée, dont la demi-vie biologique n'est que d'environ 10 jours chez l’adulte, tandis que certaines biomolécules ont une durée de vie très longue, par exemple les phospholipides des cellules nerveuses ou les macromolécules d'ADN et d'ARN qui peuvent durer toute la vie. Ces temps de rétention plus longs font que le TOL est plus radiotoxique que l'eau tritiée.
La CIPR a défini un coefficient d'exposition par ingestion pour le TOL 2,3 fois supérieur à celui de l'HTO. (Les coefficients de dose de la CIPR pour les adultes sont de 1,8 x 10-11 Sv/Bq pour l'eau tritiée et de 4,2 x 10-11Sv/Bq pour le TOL).
Cependant, des données suggèrent à l’évidence qu'il devrait être au moins 5 fois supérieur (Fairlie, 2008).
Après une seule absorption d’eau tritiée, le modèle actuel de la CIPR suppose que 3 % de tritium est lié sous forme de TOL et que c’est négligeable.
Mais Trivedi et al. (1997) ont estimé que jusqu'à 9 % du tritium se retrouve lié sous forme de TOL chez l’homme…
Les études sur les animaux indiquent également que les niveaux de TOL doivent être pris en compte, puisqu’il est éliminé de l'organisme beaucoup plus lentement que l’eau tritiée (HTO). Commerford et al. (1982) ont constaté, après une exposition transitoire de souris au HTO, que le tritium restait lié à l'ADN et à l'histone jusqu'à huit semaines plus tard. Ils en ont conclu que les doses de TOL dépasseraient globalement les doses de HTO, même avec une seule absorption.
Il en va de même pour les doses chroniques d’eau tritiée. Commerford, Carsten et Cronkite (1977) ont constaté que la majeure partie de la dose de tritium provenait du TOL deux à trois jours après l'arrêt de l'administration chronique d’eau tritiée à des souris. De même, Rogers (1992) a conclu que le TOL était le principal déterminant des doses de tritium présentées par des souris ayant subi une exposition chronique à l’eau tritiée. Plus récemment, Kim et al. (2013a) ont examiné la contribution du TOL aux expositions au tritium dues aux rejets chroniques de tritium dans l'air. Ils ont comparé onze études, selon lesquelles la contribution moyenne du TOL aux expositions totales au tritium était de 21 %.
En d'autres termes, les estimations des expositions à l’eau tritiée dues aux émissions des installations nucléaires devraient être augmentées d'un facteur de 1,25.
6. La longévité du TOL dans l’environnement
Eyrolle-Boyer et al. (2014) ont suggéré que des niveaux élevés de tritium organiquement lié peuvent persister dans l'environnement plusieurs décennies après les rejets d’eau tritiée.
Ils ont constaté que les bassins de biomasse terrestre qui avaient été contaminés par les retombées atmosphériques mondiales de tritium provenant des essais d’armes nucléaires des années 1950 et 1960 constituent une source retardée importante de TOL, ce qui a entraîné une augmentation certaine des niveaux de tritium organiquement lié par rapport aux niveaux d’eau tritiée.
Ce constat explique les rapports TOL/HTO supérieurs à 1 observés dans des zones non touchées par des rejets radioactifs.
Il corrobore également les conclusions d'Ichimasa (1995) sur les niveaux de TOL élevés à long terme près de la centrale nucléaire de Chalk River au Canada, en raison de rejets chroniques de tritium.
Thompson et al. (2015) ont déclaré que, le sol agissant comme un dépôt pour la matière organique en décomposition, les concentrations de TOL dans le sol représentent des réservoirs à long terme des rejets de tritium passés. Ils ajoutaient : "Nos données appuient les preuves croissantes suggérant que certains paramètres utilisés dans les modèles de transfert dans l'environnement approuvés pour les évaluations réglementaires devraient être réexaminés afin de mieux prendre en compte le comportement du HTO et du TOL dans l'environnement et de s'assurer que les estimations modélisées (par exemple le TOL des plantes) sont suffisamment prudentes." Malheureusement, dans la plupart des pays, ce conseil ne semble pas avoir été entendu.
7. Comment évaluons-nous les risques liés au tritium ?
Dans l'évaluation des risques liés aux rejets de tritium, les émissions aériennes sont plus représentatives que les rejets liquides pour deux raisons. Premièrement, le paramètre clé de l'estimation des doses de rayonnement reçues par les populations locales est la concentration de nucléides dans les matériaux environnementaux. Contrairement à ce que beaucoup pensent, les émissions aériennes entraînent des concentrations environnementales plus élevées que les rejets dans l'eau. La raison en est la dilution : un mètre cube d'eau contient un million de grammes, ce qui dilue les contaminants radioactifs bien plus efficacement qu'un mètre cube d'air dont la teneur en eau est de ~10 grammes (Davis et al., 1996), c'est-à-dire > 100 000 fois plus. Il ne s'agit pas d'accepter que la dilution soit une solution à la pollution. Elle reflète simplement les méthodes existantes (peu judicieuses) d'élimination des déchets nucléaires. Deuxièmement, les doses individuelles et collectives provenant des émissions atmosphériques sont beaucoup plus importantes que celles provenant des rejets dans l'eau. C'est pourquoi ce rapport traite principalement des émissions atmosphériques.
Pour évaluer les risques, l'approche officielle consiste à estimer les doses de rayonnement du tritium exprimées en unités Sv, mais la dosimétrie du tritium pose de gros problèmes - (Fairlie, 2007a,b,c ; Fairlie, 2008). Les estimations des doses internes et des risques découlant des expositions à des émetteurs internes tels que le tritium sont considérées comme peu fiables - voir les conclusions du rapport CERRIE (2004).
Or, concernant l'évaluation des risques, on considère qu'il est préférable d'utiliser la radioactivité plutôt que le rayonnement, en d’autres termes, nous devrions utiliser les émissions, les absorptions et les concentrations du tritium en Bq plutôt que les doses en Sv. Car au moins, la radioactivité peut être mesurée physiquement alors que les doses de rayonnement sont des estimations. L'approche de la radioactivité a été utilisée par d'autres scientifiques (par exemple Osborne, 2002).
Les concentrations de tritium dans l'air varient considérablement dans le temps, car des pics d'émissions de tritium se produisent régulièrement. Or, les émissions « pulsées » de tritium sont susceptibles d’entraînerun marquage important des cellules en formation dans les embryons et les fœtus des femmes enceintes se trouvant à proximité à ce moment précis. Cette crainte a été exprimée par le professeur Edward Radford dans son témoignage de 1979 devant le comité spécial du gouvernement de l'Ontario sur les affaires hydroélectriques de l'Ontario : Hearings on The Safety of Ontario's Nuclear Reactors, 10 juillet 1979 [Voir http://www.ccnr.org/tritium_2.html#scoha]. Ceci représente le mécanisme de base d’une hypothèse pour expliquer les fortes augmentations de leucémie chez les enfants qui étaient nés près des réacteurs nucléaires (Fairlie, 2014).
Modalités d’exposition des populations locales au tritium
- en buvant des liquides tritiés et en ingérant des denrées alimentaires contaminées par de la vapeur d'eau tritiée, par exemple sur les marchés locaux et les étals de fruits.
- par l’inhalation de gaz de tritium et de vapeur d'eau tritiée, et l'absorption par la peau de vapeur d'eau tritiée.
En fait, les populations locales pourraient présenter une forte absorption de tritium, de sorte que dans l’idéal les concentrations en tritium devraient être mesurées en pratiquant des analyses d'urine pour l'HTO et des tests biologiques non invasifs, comme les coupures d'ongles ou de cheveux, pour le TOL. Malheureusement, s’agissant du public, cela n'est presque jamais fait.
Normes en vigueur pour le tritium dans l'eau potable
Pour utiliser la radioactivité (mesurée en Bq) comme mesure du risque, nous avons besoin d'un étalon pour les niveaux de sécurité dans l'eau potable, qui est construit comme suit.
Un risque annuel de cancer mortel de 1 sur un million(106) est considéré comme acceptable (HSE, 1988). [cf. commentaire à la fin de l’article]
En utilisant ce niveau de risque, le Conseil consultatif ontarien sur l'eau potable du gouvernement de l'Ontario (ODWAC, 2009) a recommandé une concentration maximale de 20 Bq/L pour le tritium dans l'eau potable. Si l'on multiplie cette concentration par la consommation annuelle moyenne d'eau de 550 litres pour les adultes selon Santé Canada, on obtient ~10 000 Bq d'eau tritiée par an ou 30 Bq par jour pour les adultes, à un chiffre significatif près. Ce chiffre peut être utilisé comme une mesure approximative d'une dose annuelle acceptable de tritium pour les adultes.
Noter que cet étalon dépend beaucoup de la valeur choisie pour la limite de l'eau potable, et il existe différents points de vue à ce sujet : le tableau 1 présente différentes limites en jeu. Il est raisonnable d'utiliser la limite officielle recommandée par l'ODWAC du gouvernement de l'Ontario, à savoir 20 Bq/L.
Tableau 1 - Limites de concentration de tritium dans l'eau potable
ORGANISME
DATE
LIMITE DE TRITIUM EN BQ PAR LITRE
Comité consultatif sur les normes environnementales du gouvernement de l’Ontario
1994
20*
CE (Commission européenne)
1998
100
Colorado
objectif 2008
18
Californie
objectif 2008
15
Ontario (ODWAC)
2009
20*
Guide de conception de la CCSN pour les eaux souterraines
2011
100
*après une période initiale de 100 Bq/L.
8. Les preuves épidémiologiques des risques
En raison de leurs limites méthodologiques, les études épidémiologiques sont un outil peu efficace pour découvrir si des effets néfastes résultent de l'exposition aux rayonnements.
Ces limites sont les suivantes :
la sous-estimation (des personnes s'éloignent ou des cas ne sont pas répertoriés).
les exigences sur les données : idéalement, les données épidémiologiques doivent permettre une bonne identification des cas, avec un enregistrement uniforme, des critères de diagnostic clairs et une collecte uniforme. Or ces exigences sont souvent difficiles à satisfaire car elles mobilisent beaucoup de temps et de ressources.
des facteurs de confusion : les véritables causes de morbidité ou de mortalité peuvent être incertaines en raison de facteurs de confusion tels que le statut socio-économique et les causes concurrentes de décès.
les biais : le tabagisme et l'alcool entraînent une augmentation importante de la mortalité et de la morbidité globales, ainsi que du cancer et des maladies cardiovasculaires. Il faut donc traiter les données brutes avec soin pour éviter les biais.
un mauvais rapport signal/bruit : seules les grandes études épidémiologiques, coûteuses et longues, sont capables de révéler des effets où le signal (cancers ajoutés) est faible et le bruit (grand nombre de cancers spontanés) est fort.
des doses incertaines : pour établir la causalité, il faut souvent estimer les doses afin de montrer une relation dose-effet. Cependant, il existe souvent de grandes incertitudes dans l'estimation des doses, en particulier pour les rayonnements internes, ainsi ceux du tritium.
de larges intervalles de confiance : généralement, les résultats (par exemple, les risques ou les rapports de cotes) sont exprimés avec des intervalles de confiance à 95 %, c'est-à-dire la plage de valeurs dans laquelle se situe la valeur réelle dans 95 % des cas. Mais souvent, cette fourchette peut être très large simplement en raison du faible nombre de cas. Cela peut limiter considérablement les conclusions que l'on peut tirer des résultats.
De nombreuses études épidémiologiques sont des études écologiques, c'est-à-dire des études rapides et peu coûteuses qui examinent les statistiques de santé dans des tableaux et notent les données individuelles. Leurs résultats sont généralement considérés comme indicatifs, mais non concluants. Si leurs résultats suggèrent un effet indésirable, ils doivent être approfondis par des études de cohorte ou des études cas-témoins plus détaillées. Ces dernières associent des "cas" (c'est-à-dire ceux qui ont un effet néfaste sur la santé) à des individus similaires choisis au hasard et n'ayant pas d'effet néfaste, afin de minimiser la sous-estimation. Cependant, peu de ces études sont effectivement réalisées en raison de leur coût et de leur longue durée. Parfois, elles ne sont pas réalisées pour des raisons politiques, car les résultats d'une augmentation des cancers ne sont pas les bienvenus.
Il est déconcertant de constater qu'un nombre important d'études épidémiologiques menées à proximité des centrales nucléaires concluent à l'absence de problèmes de santé, alors que des augmentations ont en réalité été observées. En d'autres termes, les chercheurs n'ont pas été en mesure d'accepter les preuves de leurs propres travaux. Il est difficile de se prononcer sur cette dissonance cognitive (il semble qu’il y ait peu d’études sur ce phénomène) mais elle est vraisemblablement souvent due à des préjugés non verbalisés ou à une croyance communément admise en l'impossibilité de l’existence d’effets néfastes pour la santé à proximité des installations nucléaires.
Dans leurs conclusions, ces auteurs ont écarté leurs résultats en invoquant diverses raisons, dont les suivantes :
un trop large éventail dans les résultats.
un trop grand nombre de comparaisons, certaines sont dues au seul hasard.
absence de résultats cohérents (par exemple, certains types de cancer sont observés à l’exclusion d’autres).
absence d'une tendance montrant que les risques augmentent avec les doses.
absence d'une tendance à l’éloignement.
absence de signification statistique pour l’accroissement des risques observés (cf. ci-après).
Cela pose cependant un sérieux problème.
Si des effets sanitaires accrus similaires avaient été observés à proximité, par exemple, d'une fonderie de plomb ou d'une mine d'amiante, seraient-ils écartés en invoquant ces arguments ? J'en doute fort. En d'autres termes, ce qu’il se passe ici, c'est que des préjugés non-dits en faveur de l'énergie nucléaire sont en jeu. À mon avis, de tels conflits de parti pris devraient être déclarés dès le départ, tout comme le sont aujourd'hui les conflits d’intérêts.
9. L’abus des tests de signification statistique
De nombreuses études épidémiologiques sur les cancers près des centrales nucléaires ont révélé des risques accrus, mais les ont rejetés comme n'étant pas "statistiquement significatifs". Cette formulation induit souvent le lecteur profane en erreur en lui faisant croire qu'une augmentation signalée est sans importance ou non pertinente.
Or, en statistique, l'adjectif "significatif" est un terme spécialisé utilisé pour exprimer une signification bien précise, à savoir que la probabilité qu'une observation soit un hasard est inférieure à 5 % (dans le cas par exemple d’un test p = 5 %). Il ne signifie pas « important » ou « pertinent ».
De plus, cette expression est généralement employée sans expliquer que le niveau de signification choisi est tout à fait arbitraire. Il n'y a aucune justification scientifique à l'utilisation d'un niveau de 5 % ou de tout autre niveau de test : il s'agit simplement d'une question de commodité. En d'autres termes, il est tout à fait possible que des résultats qui ne sont "pas significatifs" lorsqu'un test de 5% est appliqué, deviennent "significatifs" lorsqu'un test de 10% ou d’un autre niveau est utilisé.
L'existence de cette pratique a des parallèles historiques.
Dans les années 1950, des dizaines d'études sanitaires financées par les compagnies de tabac ont semé le doute sur les effets du tabagisme sur la santé pendant de nombreuses années. L'utilisation de la signification statistique était un stratagème courant dans ces études. Comme décrit dans des livres américains, voir iciet ici. De même, il a été démontré que les entreprises pharmaceutiques organisaient des essais sur leurs propres médicaments afin de minimiser leurs effets secondaires. Là encore, l'absence de signification statistique a été utilisée comme un stratagème dans ces essais. Cependant, ces mauvaises pratiques pourraient bientôt devoir cesser.
En mars 2019, la revue Nature a publié un éditorial important : « Il est temps de parler de l'abandon de la signification statistique » qui plaide contre l'utilisation de tests statistiques dans les études de santé.
La même édition contenait un commentaire "Scientists rise up against statistical significance" signé par 853 scientifiques du monde entier, dont environ 80 au Royaume-Uni. Il appelait à mettre fin, entre autres, à "l'élimination d'effets potentiellement cruciaux" dans les études de santé par l'utilisation inappropriée de tests statistiques. Aux États-Unis, elle signale que l'American Statistical Association (ASA) a publié un article scientifique ayant le même objectif. Voir ici.
L'éditorial de Nature indique que les tests statistiques continueront d'être nécessaires dans certaines applications industrielles où une décision oui/non est requise, mais surtout pas dans la recherche sur la santé, c'est-à-dire les études épidémiologiques et les essais cliniques. Pourquoi ? Parce que leur utilisation dans les études de santé peut être biaisée en raison d'arrière-pensées ou être insuffisamment nuancée.
L'article de Nature explique que, par le passé, de nombreux chercheurs en santé ont "jeté leurs résultats dans une poubelle marquée "non significatif" sans y réfléchir davantage". Au lieu de cela, les chercheurs auraient dû se pencher sur des questions telles que "les données de base, la conception de l'étude, la qualité des données et la compréhension des mécanismes sous-jacents, car ces éléments sont souvent plus importants que les valeurs p ou les intervalles de confiance".
En particulier, ils auraient dû discuter des implications sanitaires de leurs résultats non statistiquement significatifs.
L'utilisation abusive de la signification statistique est une question importante pour quatre raisons.
Premièrement, parce que l'utilisation de tests de signification statistique a souvent conduit à un résultat erroné, en particulier dans les essais cliniques, et, selon mon expérience, il en va de même dans les études épidémiologiques. Plusieurs auteurs ont signalé que le rejet de résultats pour des raisons de signification peut souvent cacher des risques réels (Axelson, 2004 ; Whitley et Ball, 2002).
Deuxièmement, comme l'indique Nature, "l'accent rigide mis sur la signification statistique encourage les chercheurs à choisir des données et des méthodes qui ... produisent une non-signification statistique pour un résultat non souhaité, tel que les effets secondaires potentiels des médicaments, invalidant ainsi les conclusions". Ce verdict accablant s'applique avec la même force au résultat non désiré que constitue l'augmentation observée des effets sur la santé dans une étude épidémiologique. Pendant des décennies, certains scientifiques, dont malheureusement ceux employés par les agences gouvernementales britanniques, ont rejeté les résultats des études épidémiologiques sur les risques à proximité des installations nucléairesen concluant qu'elles ne montraient pas de risques accrus "significatifs" ou que les risques excessifs n'étaient "pas significatifs", ou des phrases similaires.
Une troisième raison, également mentionnée dans l'article de Nature, est que nous devons réexaminer les études passées qui ont utilisé le manque de signification statistique pour rejeter les augmentations observées, car ces conclusions ne sont plus fiables. Ce verdict s'applique, par exemple, aux études passées du Comité sur les aspects médicaux de la radioactivité dans l’environnement (COMARE) du gouvernement britannique, qui a observé des augmentations de leucémie près des installations nucléaires britanniques, mais les a rejetées parce qu'elles n'étaient pas statistiquement significatives. Il s'agit par exemple de :
COMARE (2011)Quatorzième rapport. Examen complémentaire de l'incidence de la leucémie infantile autour des centrales nucléaires en Grande-Bretagne, HMSO : Londres.
COMARE (2016) Dix-septième rapport. Examen complémentaire de l'incidence des cancers autour des installations nucléaires de Sellafield et de Dounreay, HMSO : Londres.
La quatrième raison dans toute étude épidémiologique, c’est l’élément déterminant de la taille, c’est-à-dire le nombre de cas observés d'effets sanitaires dans une population ; parce que la probabilité (c'est-à-dire la valeur p) qu'un effet observé soit dû au hasard ou non, est affectée à la fois par l'ampleur de l'effet et par la taille de l'étude (Whitely et Ball 2002 ; Sterne et Smith, 2001). Si la taille de l'étude est mineure, ses résultats ne seront souvent pas statistiquement significatifs, indépendamment de la présence de l'effet indésirable (Everett et al., 1998).
Conclusion
J'ai soutenu que l’on a fait un usage inapproprié des tests de signification statistique dans les études épidémiologiques sur les cancers à proximité des installations nucléaires. Dans le passé, ces études ont souvent conclu que de tels effets n’advenaient pas ou ont minimisé les effets qui sont advenus. De fait, il existe de nombreuses preuves dans le monde entier – plus de 60 études – de l'augmentation des niveaux de cancer à proximité des centrales nucléaires. Ceci est discuté dans mon article scientifique de 2014 sur une hypothèse propre à expliquer les cancers à proximité des centrales nucléaires. La plupart de ces études ‒ plus de 75% ‒ ont constaté une augmentation des cancers, mais comme elles étaient de petite taille, leurs résultats ont souvent été rejetés comme n'étant pas statistiquement significatifs. En d'autres termes, elles ont été jetées dans la poubelle marquée "non significatif », sans autre considération.
En conclusion, je demande aux scientifiques et aux observateurs à l'esprit ouvert de reconsidérer leur point de vue sur ces soixante études (de même que sur les rapports trompeurs du COMARE) qui indiquent une augmentation des taux de cancer à proximité des centrales nucléaires. Tout comme les gens ont été trompés sur le tabagisme au cours des décennies précédentes, peut-être sommes-nous trompés aujourd'hui sur le sujet des cancers à proximité des centrales nucléaires.
10. Recommandations
Il est recommandé :
1. de fixer une limite de 20 becquerels par litre (Bq/L) pour l'eau potable,
2. de proposer des analyses d'urine et des tests biologiques non invasifs aux personnes volontaires vivant à proximité de centrales afin de déterminer leur niveau de contamination en HTO/TOL,
3. de conseiller aux résidents locaux d'éviter de consommer les aliments cultivés localement et l'eau des puits locaux,
4. de conseiller aux femmes vivant à proximité des centrales nucléaires, ayant l'intention de fonder une famille, ainsi qu’aux familles avec des bébés et de jeunes enfants, d’envisager de déménagerau loin. Il est reconnu que cette recommandation peut susciter des inquiétudes, mais il vaut mieux être conscient des risques pour les bébés et les jeunes enfants que de les ignorer,
5. d’informer les employé.e.s et leur conjoint.e, en particulier les jeunes travailleurs, des dangers du tritium,
6. de ne pas user arbitrairement de la « signification statistique » des résultats d'une étude épidémiologique pour rejeter des résultats positifs,
7. d'établir un indice de dangerosité des radionucléides.
NDLR : commentaire sur les Normes en vigueur pour le tritium dans l'eau potable
1) Noter que ce chiffre du risque de cancers vaut pour l’Ontario au Canada.
2) Pour les pays de l’UE, la référence de potabilité ou « valeur-guide de protection » de l’OMS à 10 000Bq/L ainsi que « le seuil de contrôle » de l’eau potable à 100 Bq/L ont été critiqués scientifiquement par la CRIIRAD. Ses conclusions ont mis en évidence un risque cancérologique beaucoup plus élevé qu’affiché par l’OMS (5,5 cancers pour un million). La CRIIRAD a par conséquent recommandé d’abaisser de façon drastique les seuils réglementaires, à 60 voire à 10 Bq/L pour la référence de potabilité et à 10 Bq/L pour le seuil de contrôle. A ce jour, elle n’a pas été entendue…
3) Concernant le Japon, TEPCO, et l’AIEA annoncent que l’eau tritiée qui sera rejetée à l’océan sera préalablement « diluée de façon à présenter une radioactivité en tritium de 1 500 Bq/L » et que ce seuil est inférieur à la valeur-guide de 10 000 Bq/L admise par l’OMS ; qu’il y aura des contrôles de qualité des eaux dans l’océan à différents points situés dans l’environnement du rejet.
Mais on aura vu dans cet article que l’eau tritiée et le tritium organique induisent des effets sans comparaison possible.
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Vidéo de 17min46
The Dangers of Tritium by Dr. Ian Fairlie, avec surtitrage en Japonais, réalisée par : Manhattan Project for a Nuclear-Free World, pour l’événement en ligne « No Radioactive Dump in the Pacific » (non au rejet radioactif dans le Pacifique) du 03/11/2021, dans le cadre général de la CoP26.On peut demander la transcription anglaise simultanée dans les paramètres.
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Autre article du blog de Fukushima sur le tritium :
Màj 31/03/22 : dans le paragraphe 4, remplacement de "volontaire" par "une association privée"
Màj 02/04/22 : dans le paragraphe 1, remplacement de un [isotope] par l'[isotope]
Màj 05/04/22 : ajout de la référence sur les leucémies infantiles
Màj 03/05/22 : dans l'article, remplacement de "Critère de mesure du tritium dans l'eau potable" par "Normes en vigueur pour le tritium dans l'eau potable" ; dans le tableau, remplacement de "agences" par "organismes"
Du 8 au 10 février 2022, Tepco a mené des investigations dans l’enceinte de confinement du réacteur n° 1 de Fukushima Daiichi. En 2017, le précédent essai d’envoyer une caméra avait échoué.
Cette fois-ci, les images capturées par un robot submersible ROV-A montrent des structures brisées, des effondrements, des tuyaux, des débris et des amas de corium, tout cela baignant dans l'eau de refroidissement. On avait déjà vu le corium du réacteur 2 en 2018. Celui du réacteur 1 semble être tombé au fond de l’enceinte, sous le support de la cuve. Une photo montre aussi que le corium emprunte le chemin d'un tuyau rejoignant la piscine torique où il a pu se déverser.
Selon Tepco, il faudra entre 30 et 40 ans pour retirer les 280 tonnes de corium du réacteur n° 1. Mais pour l’instant, l’opérateur n’a réussi qu’à remuer quelques grammes. Une mesure maximum a été donnée par Tepco : 2 sieverts/heure. Le corium est une matière tellement radioactive qu’un homme ne peut l’approcher sans mourir. On peut donc craindre qu’il faille plusieurs siècles avant de pouvoir régler ce problème, d’autant plus qu’il y a environ 900 tonnes de corium pour les trois unités touchées par la catastrophe en 2011. Pour mémoire, le corium de Tchernobyl est toujours à la même place depuis 1986. Avec l'annonce de construction de nouvelles tranches nucléaires en France, c'est une matière qui a de l'avenir !
Le robot envoyé la semaine dernière transportait plusieurs mini-caméras. Il a transmis via un câble blindé vidéos et photos de l’intérieur de l’enceinte. Les premières missions consistaient à établir un chemin pour le câble en fixant avec des aimants des anneaux de guidage sur les parois. Il y a deux mètres d’eau hautement radioactive au fond de l’enceinte et la progression du robot dirigé à distance n’est pas facile car il y a des décombres partout. Ces aides de guidage serviront aussi aux prochaines missions, 5 autres robots étant déjà prévus dans les prochains mois dans le but de collecter plus d’informations et des échantillons. Ces robots sont co-développés par Hitachi-GE Nuclear Energy et l'Institut international de recherche sur le déclassement nucléaire (IRID), un consortium qui est dans les faits financé par le gouvernement nippon. L’électricité nucléaire n’est pas chère paraît-il, mais les coûts d’une catastrophe nucléaire sont au final payés par le consommateur qui paie ses impôts.
Pour ne rien perdre de ces informations, j’ai constitué un dossier de photos et de captures d’écran que vous trouverez ci-dessous. Une des deux vidéos diffusées par Tepco est également en ligne sur la chaîne youtube du blog ici ou en bas de page.
Pierre Fetet
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Où l'on aperçoit le corium dans la vidéo diffusée par Tepco :
(captures d'écran à partir de la vidéo Tepco)
Où l'on aperçoit les décombres :
Les photos fournies par Tepco :
Captures d'écran issues du dossier technique :
Vidéo
En savoir plus avec Simply Info et Fukushima Diary (en anglais) :
10ème témoignage de Fonzy, 10 ans après la catastrophe nucléaire de Fukushima. Merci à elle de continuer à nous donner de ses nouvelles ! La vigilance, même si elle est moins assidue, est toujours de mise.
Bonjour,
Voilà plusieurs années que je gardais le silence. Je vais bien, j’habite toujours au même endroit, à 280 km de la centrale de Fukushima Daiichi.
Depuis l’accident de la centrale, 10 ans se sont écoulés. Je dois vous avouer qu’il est difficile d’être toujours en vigilance, ou en état d’alerte tout le temps. Petit à petit, je laisse tomber des restrictions que je m’étais imposées. Il y a quand même des choses que je continue, par exemple :
- Port du masque
En 2011, je portais un masque N95 chaque fois que j’allais à Tokyo, même en été quand il faisait 35 C. Etant donné que le masque N95 coûte cher, je porte un masque « normal » depuis 2012, et je continue encore aujourd’hui. En ce moment, le masque est presque obligatoire même dans mon voisinage à cause du Covid 19.
- Plus de champignons
Shiitake, champignon de Paris, pleurotes,… enfin toutes sortes de champignons sont disparus de la table. De temps en temps, le Shiitake me manque, mais ce ne sera pas mortel de ne pas manger de champignons. Par contre, consommer des champignons pourrait l’être…
- Acheter des produits du sud-ouest du Japon
J’achète normalement des légumes qui sont produits au-delà de 500 km depuis la centrale Daiichi. Idem pour les fruits. Autrement dit, j’achète un brocoli de Kyoto, mais pas de laitue de Chiba (250 km). Avant, j’évitais des produits du sud de Nagano (300 km de Daiichi) ou de Gifu (400 km de Daiichi), mais maintenant j’achète de temps en temps des fruits qui y sont produits.
- Manger le moins souvent possible dans un restaurant
Au cours des premières années, je ne mangeais presque jamais au restaurant. Quand j’étais obligée de participer à une soirée avec des collègues, je m’efforçais de ne rien manger, car on disait que les produits de Fukushima (qui ne devaient pas dépasser la limite de 100 Bq/kg) étaient utilisés dans la restauration. A partir de 2015 ou 16, je commençais à dîner une fois tous les deux ou trois mois dans des restaurants que j’ai bien choisis et qui nous servaient des produits de Kyushu ou Shikoku, des régions qui se trouvent dans le Sud-Ouest du Japon.
- Eviter la pluie
Avant j’aimais me promener sans parapluie sous la pluie, surtout avec une pluie fine. Après Fukushima, dès que je sens une goutte, j’ouvre mon parapluie. J’ai toujours mon parapluie quand il risque de pleuvoir plus tard dans la journée. Donc je fais toujours très attention à la météo.
Maintenant je vous dis ce que je ne fais plus.
- Eau minérale
Jusqu’en mars 2021, nous ne buvons que de l’eau minérale, nous n’utilisons que de l’eau minérale pour faire de la soupe, du pot-au-feu, bref tout ce qui est à manger chez nous. Toutefois, les bouteilles d’eau sont lourdes, il faut aller au supermarché assez souvent pour acheter un carton de six bouteilles que nous consommons assez rapidement. Ce n’est pas gratuit non plus… Nous avons donc décidé de ne plus utiliser d’eau minérale pour faire la cuisine. Nous continuons toujours à boire l’eau minérale dont la radioactivité est mesurée.
Eau minérale : le césium et l'iode sont mesurés par le spectromètre gamma (Photo Fonzy). La bouteille de gauche coûte 0,6 euros, la bouteille de droite 2,15 euros.
- Poisson
Pendant au moins huit ans après l’accident, nous n’avons pas mangé de poisson. Toutefois, mon partenaire a eu un cancer du côlon en 2019, et après, il a préféré plutôt manger « légèrement », du coup nous avons repris l’habitude de manger du poisson. J’achète la plupart du temps du poisson venant du Sud-Ouest du Japon, mais de temps en temps du poisson pêché dans un port près de chez nous, car ils sont beaucoup plus frais. J’évite tout de même des poissons des bas-fonds tels que sole ou turbot.
- Compteur Geiger
Je me suis souvent promenée avec mon compteur Geiger en 2011, et un peu moins en 2012, et maintenant … je ne sais plus où il est, peut-être dans un tiroir, mais ça fait des années que je ne le vois plus. Je me demande si mes amis qui en avaient un l’utilisent toujours.
- Manifestations anti-nucléaires
Pendant deux ou trois années après Fukushima, il y a eu de nombreuses manifestations antinucléaires organisées non seulement à Tokyo mais aussi un peu partout au Japon. On a crié devant le siège social de Tepco, devant le Parlement, dans les rues, on était très nombreux à un moment donné. Il y avait des militants qui faisaient des mobilisations antinucléaires tous les vendredis soirs devant le Parlement. Cela a été un succès pendant quelque temps. Moi aussi j’y ai participé souvent, surtout en 2011 et en 2012. Toutefois ils ont arrêté définitivement leur mouvement en mars 2021 car il y avait, selon eux, beaucoup moins de participants dernièrement et qu’ils n’avaient plus de budget pour continuer. Maintenant les manifestations anti-nucléaires se font très rares, bien qu’il y en ait toujours qui se mobilisent de temps en temps. Il me semble que nous ne sommes pas très manifs, les Japonais. On verra…
- Convaincre les autres
J’avais beau parler à mes amis et à mes parents des risques de contamination et des dangers des centrales nucléaires, il était quasiment impossible de les convaincre à s’intéresser à ce genre de problèmes.
Voilà. Je fais ce qui me semble possible de faire sans trop de stress. Penser toujours à Fukushima, c’est possible, mais maintenant il faudrait plus d’imagination, car on n’en parle plus. Je remercie ceux qui continuent à penser à Fukushima malgré tant de distance géographique et tant d’années écoulées. Merci pour votre solidarité.
À l’occasion du 10ème anniversaire du début de la catastrophe nucléaire de Fukushima, Cécile Asanuma-Brice, sociologue et chercheuse au CNRS, a édité un livre intitulé « Fukushima dix ans après. Sociologie d’un désastre » aux Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme. Cet ouvrage revient sur l’accident initial et sa gestion impossible, sur les réactions des citoyens, des associations et des chercheurs face aux décisions du gouvernement, sur la mise en place de la politique de relogement des personnes évacuées, sur les conséquences sanitaires, puis sur l’incitation au retour et les « vertiges » de la reconstruction. Cécile Asanuma-Brice dresse un panorama de la société japonaise face à la contamination radioactive et ses conséquences. C’est un bilan sans concession, avec un retour faible des populations dans les territoires contaminés en dépit des mesures incitatives et toujours des ONG actives qui œuvrent pour les réfugiés ou les habitants des zones qui restent contaminées. Ce livre est passionnant, il contient des informations inédites pour le lecteur francophone et restera une référence pour comprendre l’après-catastrophe. Et pour ceux qui n’auraient pas encore lu son livre, voici un petit entretien avec l’auteure en guise d’introduction.
Que faisiez-vous le 11 mars 2011 au moment où a débuté la catastrophe ? À l’époque, étiez-vous consciente du risque nucléaire ?
Le 11 mars 2011 je me trouvais dans le bureau de représentation du CNRS en Asie du Nord-Est où je travaillais, dans le quartier d’Ebisu à Tôkyô. J’ai donc ressenti le choc du tremblement de terre et de ses nombreuses répliques au même titre que toutes les personnes qui se trouvaient présentes au moment des faits. Je raconte ce moment dans l’introduction de mon livre, en repassant un à un les divers épisodes jusqu’à l’annonce qui nous est faite de la probable fonte des cœurs de un, puis deux, puis trois des six réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima Dai ichi. Comme de nombreux autres japonais, nous avions pris la décision de nous réfugier alors plus au sud du Japon, jusqu’à ce que l’Ambassade de France demande à l’ensemble de ses ressortissants d’évacuer Tôkyô pour se réfugier plus au sud ou rentrer en France avec des avions affrétés pour l’occasion.
A l’époque, mon travail de recherche était centré sur la transformation des banlieues tokyoïtes par les organismes de logements publics et je ne m’intéressais donc pas à la question nucléaire. Sur le plan personnel, j’avais en tête plusieurs reportages sur les conséquences des essais nucléaires français à Mururoa, ou l’expérience d’un voyage en Australie en 1995, alors que le président français Jacques Chirac avait décidé la reprise des essais nucléaires français dans la région, générant l’ire des australiens. Cela dit, le nucléaire n’était pas, à proprement parler, un sujet sur lequel je concentrais mon travail de recherche.
Selon vous, l’ex Premier ministre Naoto Kan doit-il être considéré comme un héros tel que décrit dans le film « Fukushima, le couvercle du soleil » ou bien a-t-il simplement été un Premier ministre ordinaire ?
Je n’ai pas de jugements à porter sur des personnes qui ont été confrontées à la gestion de telles situations. Il a certainement fait ce qu’il a estimé être le mieux de son fait. La situation a montré des dysfonctionnements conséquents dans la structure organisationnelle en charge de la gestion du nucléaire au plus haut niveau, et il en a payé le prix fort assez rapidement.
Cela dit, il a également pris des décisions, conseillé qu’il était par des groupes d’experts nationaux et internationaux, que je ne partage pas. Parmi elles, l’évacuation à petits pas et bien trop tardive de certaines régions comme le village Iitate qui a conduit à de véritables drames humains. La décision de relever la norme acceptable pour la population à 20 msv/an, une recommandation de la CIPR, est un autre choix qui me semble fort discutable, en ce qu’il permet aujourd’hui la réouverture totale de la zone évacuée et ça n’est pas sans poser problèmes puisque cela s’accompagne, entre autres, de la levée des indemnités au refuge.
Est-ce que les institutions internationales (AIEA, CIPR, …) se sont adaptées aux décisions du gouvernement japonais ou bien c’est l’inverse ? (cf. p. 159 de votre livre)
Non, les institutions internationales n’ont pas à s’adapter aux décisions d’un gouvernement, leur rôle étant de produire des recommandations, ce qu’elles ont fait. C’est au gouvernement de suivre ou non ces recommandations. Ce fonctionnement n’est pas particulier à la situation japonaise.
D’après vous, quelles sont les raisons de l’élection du pronucléaire Shinzo Abe en 2012 alors que le Japon venait de subir une catastrophe nucléaire ?
Je reviens sur ce point dans mon ouvrage pour expliquer, chiffres à l’appui, comment c’est en fait l’abstention aux élections qui a mené Shinzo Abe au pouvoir puisqu’il a été élu à deux reprises avec le plus fort taux d’abstention aux élections depuis la seconde guerre mondiale. Le message était donc clair. Les japonais avaient perdu toute confiance dans une représentation politique et ils l’ont montré en ne se rendant pas aux urnes le jour venu.
Avez-vous le sentiment que les journalistes japonais sont muselés depuis la loi sur le secret d’état émise par le gouvernement Abe en 2014 ?
Certainement plus qu’avant. D’une part ils n’ont pas accès à l’ensemble des documents puisque qu’une partie est censurée. D’autre part, certains journalistes ont été limogés quand d’autres ont subi des harcèlements sur leur lieu de travail. La liberté de parole sur ces questions est toujours très vacillantes car les tensions sont très fortes et les intérêts industriels nationaux et internationaux en arrière fond pèsent beaucoup dans le débat. Aussi, les écarts ne sont pas permis.
Comment arrivez-vous à concilier une conscience antinucléaire et une objectivité scientifique ?
Je ne suis pas sûre que ce soit en ces termes que la question se pose. Je ne suis pas activiste, c’est à dire que je ne suis pas partie d’une opinion pré-fondée, un dogme qui me précèderait et que j’essaierai de défendre. Le processus scientifique est inverse, ce sont mes recherches sur le sujet qui m’amènent à me rendre à l’évidence. Il ne s’agit donc que de bon sens. J’ai commencé à rechercher sur cette thématique du nucléaire après Fukushima parce que je me suis rendue compte de dysfonctionnements très graves qui mettaient en danger la vie humaine et qui ne pouvaient être pris à la légère. J’ai donc décidé de réorienter l’ensemble de mes recherches sur le sujet et c’est en menant mon travail de sociologue/anthropologue/urbaniste que ma pensée s’est construite et continue de s’enrichir au cours des découvertes.
La société japonaise a-t-elle fondamentalement changé depuis 2011 ?
La conscience de la société japonaise vis à vis de sa représentation politique s’est considérablement dégradée et si l’on considère le taux d’abstention aux élections diverses, la perte de confiance n’a pas été rétablie depuis 2011. La gestion de la crise du coronavirus, l’insistance dans l’organisation des Jeux Olympiques jugée déraisonnable par la majorité de la population de tous bords, la forte opposition de la population contre les rejets dans l’océan des eaux contaminées stockées autour de la centrale ont été trois étapes importantes qui ont scellé l’incapacité de la classe politique à faire front pour instaurer la protection de ses administrés sans pour autant que ces sacrifices semblent pouvoir apporter quelque aisance économique supplémentaire que ce soit. Aussi, ces évènements ont engendré une défiance croissante de la population face à l’incompétence de ses politiques. Le 15 mai 2021, la cote de popularité du premier ministre Suda a ainsi chuté à 33% selon les enquêtes d’opinion.
Par ailleurs, il y a une opposition ferme et durable de la population contre la relance du nucléaire sur leur territoire. Cela se traduit très concrètement, non plus par des manifestations dans la rue comme ce fut le cas durant de longues années, mais par des recours en justice à chaque tentative de redémarrage d’un nouveau réacteur.
Comment voyez-vous l’avenir énergétique du Japon ?
De fait, le gouvernement japonais a du mal à redémarrer son parc nucléaire bien qu’il prévoit toujours de faire monter sa part de nucléaire à 22% de bouquet énergétique. Il est peu probable qu’il y parvienne. Certes quelques centrales à charbon ont été redémarrées et beaucoup de gaz en provenance de Russie a été acheté, mais le gros de l’effort, et c’est très visible ici, se trouve dans l’investissement sur le photovoltaïque. Moins sur l’éolien, bien qu’il fut le premier des énergies renouvelables à attirer l’attention, mais divers problèmes techniques l’ont rendu moins populaire que le photovoltaïque qui lui s’est véritablement envolé. On en voit absolument partout dès que l’on s’éloigne un peu de la ville. Et puis les grandes entreprises en charge de l’énergie (qui sont également celles qui détiennent le parc nucléaire, mais aussi tous les produits relatifs à la consommation énergétique (automobiles, domotique, etc.) : Mitsubishi, Toshiba, Hitachi, etc. ont développé des plans d’investissements massifs dans l’hydrogène. Aucune réflexion n’est sérieusement menée sur la diminution de la consommation énergétique. La balance de notre modèle économique étant basé sur la consommation, toutes les mesures écologiques établies correspondent en fait au développement d’une nouvelle consommation. Par ailleurs, ces gros industriels étant peu soucieux de l’environnement, les panneaux de photovoltaïques recouvrent majoritairement des surfaces végétales en campagne (anciens champs ou forêts) et non les toits terrasses des méga centres commerciaux en périphérie ou des immeubles commerciaux du cœur urbain.
Le 11 mars 2011, au large des côtes de l’île japonaise de Honshu, un séisme de magnitude 9,1, doublé d’un tsunami, provoque plusieurs explosions et la fonte de trois des six réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima Dai ichi. Dix ans après, les conséquences sociales de la gestion de l’accident sont en cause. Les nombreuses victimes, dont la vie a été profondément bouleversée par la tragédie, peinent à retrouver une vie normale. Cécile Asanuma-Brice, chercheuse au CNRS et résidente permanente au Japon, revient sur le déroulé d’un désastre qui se prolonge jusqu’à nos jours. L’ouvrage mêle témoignages et analyse scientifique des politiques d’administration de la catastrophe : refuge, incitation au retour, actions citoyennes, décontamination, répercussions sanitaires, communication du risque et résilience. Autant d’enjeux cruciaux pour une reconstruction en débat.
L’évènement de la centrale nucléaire de Taishan révélé ce jour par CNN permet de mettre un coup de projecteur sur le rejet de gaz rares dans l’environnement. Tout d’abord, concernant l’industrie atomique, considérez la formulation « gaz inertes » comme étant de la désinformation car les gaz rares issus d’une centrale nucléaire sont tout sauf inertes ! Inerte, cela signifie inactif. Or la radioactivité, c’est de l’activité : les rayons projettent des particules et de l’énergie dans leur environnement.
Habituellement, on appelle gaz rares, ou gaz nobles, un ensemble de gaz monoatomiques incolores et inodores, chimiquement très peu réactifs, voire totalement inertes pour les deux plus légers. Ce sont l'hélium (He), le néon (Ne), l'argon (Ar), le krypton (Kr), le xénon (Xe) et le radon (Rn), ce dernier étant radioactif, avec une demi-vie de 3,8 jours pour le radon 222, son isotope le plus stable. Ainsi, quand on parle de gaz rares, on parle généralement d’éléments non radioactifs pour la plupart et inertes chimiquement.
Or, dans l’industrie nucléaire, les gaz rares ne sont pas tout à fait les mêmes ! Par exemple, l’isotope radioactif du Xénon, 133Xe, a une demi-vie de près de 5,25 jours, ce qui fait que l’on peut le détecter durant presque deux mois après son émission. Ce fut le cas quand on détecta le xénon radioactif de Fukushima Daiichi, révélant qu’au moins un réacteur avait un problème d’étanchéité. Le krypton radioactif, 85Kr, quant à lui, a une demi-vie de 10,76 années ; de ce fait, il peut encore être détectable un siècle plus tard. C’est ce qui explique sa concentration au pôle nord car la plupart des réacteurs nucléaires sont dans l’hémisphère nord.
Article tiré du Rapport annuel d’information du public relatif aux installations nucléaires du site de Flamanville (2019). EDF prétend que les gaz rares n’interfèrent pas avec les tissus vivants. C’est évidemment faux puisqu’ils sont radioactifs.
Si ces gaz ne sont pas assimilés par l'organisme, ça ne veut pas dire qu'ils ne sont pas dangereux puisqu'ils sont très radioactifs. Quand ils sont produits en masse, ils peuvent être inhalés et provoquer des irradiations internes et externes. On a l’habitude de ne pas prendre en compte ces polluants radioactifs car ils se diluent dans l’air. Ainsi l'évènement atomique qui avait eu lieu au vieux réacteur de Halden (Norvège) avait provoqué en 2016 le rejet en quelques jours de 8,18 Tbq de gaz rares sans que ça n'émeuve personne. Concernant Taishan, la Chine et la France espèrent que les choses en restent là, c’est-à-dire en minimisent l’évènement jusqu’à extinction de l‘intérêt des médias. Mais CNN évoque une fuite, et pour l’EPR qui n’a pas encore pu démontrer son efficacité, c’est le moins qu’on puisse dire, cela change tout. En outre, comme le remarque Stéphane Lhomme (Observatoire du nucléaire), le coup pourrait être fatal pour ce « fleuron de l’industrie française ».
EDF communique de cette manière : "La présence de certains gaz rares dans le circuit primaire est un phénomène connu, étudié et prévu par les procédures d'exploitation des réacteurs". Je traduis : les procédures d’exploitation des réacteurs prévoient un rejet des gaz rares dans l’atmosphère, car on ne peut pas tout traiter. Chaque centrale a ainsi le droit de polluer l’atmosphère avec des gaz radioactifs. Par exemple, la centrale de Bugey a le droit de rejeter jusqu’à 60 TBq (60 000 milliards de becquerels) de gaz rares par an. Autant dire qu’il ne vaut mieux pas être sous le vent d’une centrale nucléaire. Pire encore, le centre atomique de La Hague qui a le droit de rejeter 470 000 TBq de gaz rares chaque année.
L’IRSN, fidèle à son habitude de minimiser les dangers, s’exprime par l’intermédiaire d’une directrice générale adjointe, Karine Herviou : « Contamination du fluide primaire ne veut pas dire rejet dans l'environnement», « Il n'y a pas plus d'inquiétude à avoir pour l'instant, compte tenu de ce qu'on sait.» (Propos relevés par Le Figaro). Encore une fois, mensonge, car tous les réacteurs nucléaires rejettent de la radioactivité dans l’environnement. Et si Framatome contacte les États-Unis pour signaler un « risque radioactif imminent », pourquoi s’inquiéter en effet ?
Carte du bruit de fond artificiel du Xénon 133 dans le monde (Extrait de G. Le Petit - P. Achim - G. Douysset - P. Gross - M. Monfort - C. Moulin / CEA−DAM Île-de-France, « Accident de la centrale nucléaire de Fukushima Dai-ichi : analyse des rejets de radionucléides dans l’atmosphère », revue du CEA Chocs Avancées, 2012)
Revenons à Taishan. Selon CNN, Framatome aurait alerté le département étatsunien de l'Énergie pour l'avertir de la situation. Cette note stipulerait que l'Autorité de sûreté chinoise aurait relevé les limites de détection de la radioactivité aux alentours du site au-dessus des normes de sécurité afin d'éviter d'avoir à stopper la centrale nucléaire. Cela paraît signifier que l’EPR chinois semble polluer l’atmosphère plus que prévu… Pour l’instant, aucune mesure de l’atmosphère n’est communiquée (secret militaire oblige), mais si un nuage radioactif conséquent arrive aux États-Unis, on en entendra peut-être parler. Celui de Fukushima avait mis 4 jours pour atteindre les côtes américaines.
Alors, fuite du confinement primaire ou rejet volontaire ? L’avenir nous le dira peut-être, mais dans les deux cas, on peut s'inquiéter des doses reçues par la population locale.
Pierre Fetet
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Illustration d’entête : Cinq tubes à gaz nobles - Alchemist-hp www.pse-mendelejew.de, CC BY-SA 2.0 DE <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/de/deed.en>, via Wikimedia Commons
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En savoir plus
Comme l’information sur une fuite a Taishan est venue de CNN, voici un article de ce média ainsi que de The Australian, relevés et surlignés par rezo nuke et Fukushima is still news
Exclusive: US assessing reported leak at Chinese nuclear power facility
By Zachary Cohen, CNN
Updated 0742 GMT (1542 HKT) June 14, 2021
(CNN)The US government has spent the past week assessing a report of a leak at a Chinese nuclear power plant, after a French company that part owns and helps operate it warned of an "imminent radiological threat," according to US officials and documents reviewed by CNN.
The warning included an accusation that the Chinese safety authority was raising the acceptable limits for radiation detection outside the Taishan Nuclear Power Plant in Guangdong province in order to avoid having to shut it down, according to a letter from the French company to the US Department of Energy obtained by CNN.
Despite the alarming notification from Framatome, the French company, the Biden administration believes the facility is not yet at a "crisis level," one of the sources said.
While US officials have deemed the situation does not currently pose a severe safety threat to workers at the plant or Chinese public, it is unusual that a foreign company would unilaterally reach out to the American government for help when its Chinese state-owned partner is yet to acknowledge a problem exists. The scenario could put the US in a complicated situation should the leak continue or become more severe without being fixed.
However, concern was significant enough that the National Security Council held multiple meetings last week as they monitored the situation, including two at the deputy level and another gathering at the assistant secretary level on Friday, which was led by NSC Senior Director for China Laura Rosenberger and Senior Director for Arms Control Mallory Stewart, according to US officials.
The Biden administration has discussed the situation with the French government and their own experts at the Department of Energy, sources said. The US has also been in contact with the Chinese government, US officials said, though the extent of that contact is unclear.
The US government declined to explain the assessment but officials at the NSC, State Department and the Department of Energy insisted that if there were any risk to the Chinese public, the US would be required to make it known under current treaties related to nuclear accidents.
Framatome had reached out to the US in order to obtain a waiver that would allow them to share American technical assistance in order to resolve the issue at the Chinese plant. There are only two reasons why this waiver would be granted, and one is an "imminent radiological threat," the same verbiage used in the June 8 memo.
The memo claims the Chinese limit was increased to exceed French standards, yet it remains unclear how that compares to US limits.
"It is not surprising that the French would reach out," according to Cheryl Rofer, a nuclear scientist who retired from Los Alamos National Laboratory in 2001. "In general, this sort of thing is not extraordinary, particularly if they think the country they are contacting has some special ability to help."
"But China likes to project that everything is just fine, all the time," she added.
The US could give permission for Framatome to provide the technical assistance or support to help resolve the issue, but it is the Chinese government's decision whether the incident requires shutting down the plant completely, the documents obtained by CNN indicate.
Ultimately, the June 8 request for assistance from Framatome is the only reason why the US became involved in the situation at all, multiple sources told CNN.
CNN has reached out to the Chinese authorities in Beijing and Guangdong province, where the plant is located, the Chinese embassy in Washington, DC, as well as the state-owned energy group that operates the plant along with the French company. None have responded directly, though China is amidst a three-day national holiday that runs through the end of Monday.
However, the Taishan Nuclear Power Plant published a statement on its website Sunday night local time, maintaining that environmental readings for both the plant and its surrounding area were "normal."
The two nuclear reactors in Taishan are both operational, the statement said, adding that Unit 2 had recently completed an "overhaul" and "successfully connected to the grid on June 10, 2021." The statement did not define why or how the plant was overhauled.
"Since it was put into commercial operation, the Taishan Nuclear Power Plant has strictly controlled the operation of the units in accordance with operating license documents and technical procedures. All operating indicators of the two units have met the requirements of nuclear safety regulations and power plant technical specifications," the statement noted.
In a separate statement Friday, hours after CNN first reached out for comment, Framatome acknowledged the company "is supporting resolution of a performance issue with the Taishan Nuclear Power Plant in Guangdong Province, China."
"According to the data available, the plant is operating within the safety parameters. Our team is working with relevant experts to assess the situation and propose solutions to address any potential issue," the statement added.
Framatome would not directly address the content of the letter to the Department of Energy when asked by CNN.
The letter comes as tensions between Beijing and Washington remain high and as G7 leaders met this weekend in the United Kingdom with China an important topic of discussion. There are no indications the reports of a leak were discussed at a high level at the summit.
A warning from a French nuclear company
The issue first emerged when Framatome, a French designer and supplier of nuclear equipment and services that was contracted to help construct and operate the Chinese-French plant, reached out to the US Department of Energy late last month informing them of a potential issue at the Chinese nuclear plant.
The company, mainly owned by Électricité de France (EDF), a French utility company, then submitted an operational safety assistance request on June 3, formally asking for a waiver that would allow them to address an urgent safety matter, to the Department of Energy, warning American officials that the nuclear reactor is leaking fission gas.
The company followed up with DOE on June 8 asking for an expedited review of their request, according to a memo obtained by CNN.
"The situation is an imminent radiological threat to the site and to the public and Framatome urgently requests permission to transfer technical data and assistance as may be necessary to return the plant to normal operation," read the June 8 memo from the company's subject matter expert to the Energy Department.
Framatome reached out to the US government for assistance, the document indicates, because a Chinese government agency was continuing to increase its limits on the amount of gas that could safely be released from the facility without shutting it down, according to the documents reviewed by CNN.
When asked by CNN for comment, the Energy Department did not directly address the memo's claim that China was raising the limits.
In the June 8 memo, Framatome informed DOE the Chinese safety authority has continued to raise regulatory "off-site dose limits." It also says the company suspects that limit might be increased again as to keep the leaking reactor running despite safety concerns for the surrounding population.
"To ensure off-site dose limits are maintained within acceptable bounds to not cause undue harm to the surrounding population, TNPJVC (operator of Taishan-1) is required to comply with an regulatory limit and otherwise shut the reactor down if such a limit is exceeded," the June 8 memo reads.
It notes that this limit was established at a level consistent with what is dictated by the French safety authority, but "due to the increasing number of failures," China's safety authority, the National Nuclear Security Administration (NNSA) has since revised the limit to more than double the initial release, "which in turn increases off-site risk to the public and on-site workers."
As of May 30, the Taishan reactor had reached 90% of the allegedly revised limit, the memo adds, noting concerns the plant operator may be "petitioning the NNSA to further increase the shutdown limit on an exigent basis in an effort to keep running which in turn would continue to increase the risk to the off-site population and the workers at the plant site."
The NNSA is a semi-autonomous agency in China responsible for enhancing national security through the military application of nuclear and radiation science.
The US State Department came into possession of the June 8 letter and immediately began engaging with interagency partners and with the French government, State Department officials said.
Over the course of 48-72 hours, the US government has been in repeated contact with French officials and US technical experts at DOE, State Department officials said, noting that this flurry of activity was due to the June 8 letter.
Subsequently, there were several urgent questions for the French government and Framatome, they added. CNN has reached out to the French embassy in Washington for comment.
Still, Rofer, the retired nuclear scientist, warns that a gas leak could indicate bigger problems.
"If they do have a gas leak, that indicates some of their containment is broken," Rofer said. "It also argues that maybe some of the fuel elements could be broken, which would be a more serious problem."
"That would be a reason for shutting down the reactor and would then require the reactor to be refueled," Rofer told CNN, adding that removing the fuel elements must be done carefully.
For now, US officials do not think the leak is at "crisis level," but acknowledge it is increasing and bears monitoring, the source familiar with the situation told CNN.
While there is a chance the situation could become a disaster, US officials currently believe it is more likely that it will not become one, the source added.
China has expanded its use of nuclear energy in recent years, and it represents about 5% of all power generated in the country. According to China Nuclear Energy Association, there were 16 operational nuclear plants with 49 nuclear reactors in China as of March 2021, with the total generation capacity of 51,000 megawatts.
The Taishan plant is a prestige project built after China signed a nuclear electricity generation agreement with Électricité de France, which is mainly owned by the French government. The construction of the plant started in 2009, and the two units started generating electricity in 2018 and 2019, respectively.
The city of Taishan has a population of 950,000 and is situated in the southeast of the country in Guangdong province, which is home to 126 million residents and has a GDP of $1.6 trillion, comparable to that of Russia and South Korea.
CNN's Kylie Atwood, Kristen Holmes, Yong Xiong and Shanshan Wang contributed to this report.
French nuclear firm Framatome seeks to fix ‘performance issue’ at Taishan plant in China
By Afp
AFP
June 14, 2021
A French nuclear firm says it is working to resolve a “performance issue” at a plant it part-owns in China’s southern Guangdong province following a US media report of a potential leak there.
CNN reported earlier that the US government is assessing a report of a leak at the Taishan Nuclear Power Plant after the French company, Framatome, warned of an “imminent radiological threat”.
Framatome — a subsidiary of French energy giant EDF — said in a statement on Monday that it is “supporting resolution of a performance issue” at the plant.
“According to the data available, the plant is operating within the safety parameters,” the company said.
EDF later said that there was an “increase in the concentration of certain noble gases in the primary circuit of reactor no. 1” at Taishan, referring to a part of the reactor’s cooling system.
Noble gases are elements like argon, helium and neon which have low chemical reactivity.
Their presence in the system “is a known phenomenon, studied and provided for in the reactor operating procedures,” EDF said.
The firm added it had requested an extraordinary meeting of the power plant’s board “for management to present all the data and the necessary decisions”.
Citing a letter from Framatome to the US energy department, CNN said the warning included an accusation that the Chinese safety authority was raising the acceptable limits for radiation outside the facility in order to avoid having to shut it down.
But a US official told the broadcaster that “the Biden administration believes the facility is not yet at ‘crisis level’”.
The operator of the power station, state-owned China General Nuclear Power Group, said in a statement on Sunday night that “the environmental indicators of Taishan Nuclear Power Plant and its surroundings are normal”.
It did not reference any leak or incident at the power station, which it said meets “the requirements of nuclear safety regulations and power plant technical specifications.”
The news service Agence France-Presse did not get an immediate response to a request for comment from either the Chinese foreign ministry or the Chinese nuclear power group.
Powered up in 2018, the Taishan plant was the first worldwide to operate a next-generation EPR nuclear reactor, a pressurised water design that has been subject to years of delays in similar European projects in Britain, France and Finland.
There are now two EPR power units at the plant in the city of Taishan, which sits close to the coastline of southern Guangdong — China’s most populous province.
EPR reactors have been touted as promising advances in safety and efficiency over conventional reactors while producing less waste.
French Prime Minister Jean-Marc Ayrault visited the Taishan plant in 2013, on a trip where the French leader shopped his country’s nuclear expertise to the massive China market.
Nuclear plants supplied less than 5 per cent of China’s annual electricity needs in 2019, according to the National Energy Administration, but this share is expected to grow as Beijing attempts to become carbon neutral by 2060.
China has 47 nuclear plants with a total generation capacity of 48.75 million kilowatts — the world’s third-highest after the US and France — and has invested billions of dollars to develop its nuclear energy sector.
Last month Russian President Vladimir Putin and his Chinese counterpart, Xi Jinping, hailed close ties between their countries as they launched work on Russian-built nuclear power plants in China.
And in December state media reported that China had successfully powered up its “artificial sun” nuclear fusion reactor for the first time — the HL-2M Tokamak reactor — which uses a powerful magnetic field to fuse hot plasma and can reach temperatures of over 150 million degrees Celsius.
It is China’s largest and most advanced nuclear fusion experimental research device, and scientists hope that the device can potentially unlock a powerful clean energy source.
« Sans le web, mémoire vive de notre monde, sans ces citoyens qui n’attendent pas des anniversaires, de tristes anniversaires, pour se préoccuper du sort des réfugiés de Fukushima, eh bien le message poignant de Monsieur Idogawa (maire de Futuba) n’aurait strictement aucun écho. » (Guy Birenbaum, Europe 1, 1er mars 2013)